Doan Bui : surabondance de mots est silence

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Les rencontres avec les lecteurs figurent parmi  les passages obligés imposés à l’écrivain par les diverses institutions : éditeurs, sponsors culturels, bibliothèques participant à certains prix littéraires et j’en passe. Pourquoi de tels événements ? Le livre ne suffit-il pas ? Non, le livre ne suffit pas. Le lecteur demande plus, il veut la chair de l’auteur, le sang de son écriture, un morceau de son âme à coller sur la page de garde après un beau moment partagé, un soir, dans le silence d’une bibliothèque ou d’une librairie.

Les moments privilégiés entre auteur et lecteurs peuvent être très forts. Je me souviens d’une soirée avec Hubert Mingarelli le taiseux, de ce moment magnifique où, après avoir accumulé des silences, il s’est ouvert à la confiance face à une jeune fille qui avait si bien lu ses livres. Les personnes présentes retenaient presque leur souffle. Instant précieux où la façon d’écrire, les mécanismes de la création deviennent lumineux. Échanges presque intimes, respect mutuel, moment de grâce, osons le mot.

Doan BuiCela ne se passe pas toujours ainsi. Il y a un peu plus d’une semaine, ma bibliothèque préférée annonçait une rencontre exceptionnelle avec la journaliste Doan Bui. La jeune femme d’origine vietnamienne, grand reporter au Nouvel Obs, a obtenu le prix Albert Londres 2013 pour son reportage Les Fantômes du fleuve sur les immigrés qui essayent de pénétrer en Europe par la Turquie, via la Grèce.

En 2016, son enquête sur le passé de son père paraît aux éditions L’Iconoclaste et reçoit bien vite deux prix : le prix Amerigo Vespucci qui récompense un livre portant sur le thème du voyage et de l’aventure, et le prix littéraire de la Porte Dorée qui récompense un roman ou un récit écrit en français traitant du thème de l’exil. La Société de géographie et le Musée national de l’histoire de l’immigration signent un parcours sur le thème de la migration et de l’exil, ce que les interviews de Doan Bui corroborent parfaitement.

Le discours de la jeune femme me touche beaucoup : elle parle de sa volonté de devenir plus française que les Français « de souche », elle dont les deux parents sont vietnamiens et dont le père n’a jamais réussi à se départir de son fort accent. Elle parle de la sensation de ne pas être à sa place, du sentiment d’usurpation, du besoin d’en faire plus que les autres. La belle interview du Musée national de l’histoire de l’immigration lorsqu’elle a reçu le prix de la Porte dorée pour Le silence de mon père émeut. Ce que raconte la journaliste est universel : exil intérieur, souffrance, volonté de s’intégrer. Dans notre monde en mutation, tant d’êtres humains peuvent se reconnaître dans cette souffrance et ambiguïté, les attentes seront grandes dans la salle, le besoin de mettre les mots des autres sur ses propres souffrances est aussi un puissant moteur de lecture.

L’intervenant de la bibliothèque, consulte nerveusement ses fiches. Erreur. Il n’avait pas besoin de préparer quoi que ce soit. La journaliste l’interrompt au milieu de sa deuxième phrase et entame un laïus bien rôdé dans lequel je reconnais très vite la teneur exacte de ses interviews. L’enfance au Mans, le supermarché, etc. Cela surprend mais n’irrite pas, parce que la jeune femme est chaleureuse et s’exprime avec une très grande facilité.

Pourtant, au bout d’un moment de cette logorrhée qui ne laisse aucune place à la personne qui était chargée de mener la discussion, je ressens une gêne. Une impression d’impudeur au milieu de tous ces souvenirs dévoilés, de cette vie familiale exposée là, dans une bibliothèque, devant une soixantaine de personnes. Il ne s’agit pas de confidences surgies à la suite d’un processus d’échange et de confiance, mais d’éléments autobiographiques balancés à l’auditoire. Cela dure une heure et demie. Pas une once d’hésitation, une mécanique bien huilée. Autosatisfaction totale ou protection face à un public inconnu ?

Lorsque cela s’arrête enfin, un silence s’installe. Vous n’avez pas de questions ? s’étonne Doan. Elles viennent, ces questions. Comment le père a-t-il pu faire des études de médecine en parlant si mal le français, par exemple. Des questions concernant les faits, pas sur son écriture ou les doutes qu’elle aurait pu avoir en révélant un secret de famille puisque tout tourne autour de ce fameux secret.

J’ai lu Le silence de mon père dans le week-end et j’ai compris. Les paroles surabondantes n’étaient qu’une forme de silence, un paravent de pudeur tissé de mots intimes pour ne pas dévoiler certaines douleurs. Je vous parlerai plus tard de ce livre, de ses forces et faiblesses.

Le lecteur demande plus que le livre, mais parfois le lecteur a honte et se dit que le livre devait être suffisamment difficile à écrire, que l’auteur a le droit de se réfugier selon sa personnalité dans le silence ou une avalanche de mots. Le « je » n’existe pas en vietnamien, nous a précisé Doan Bui. Elle nous en a fait la démonstration, coupant court par la surabondance de ce pronom « français » dans son discours à toute manifestation intime de douleur.

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