Lire Reconnaissance de Pierre Péju, c’est pénétrer dans un pays dont on aurait oublié les paysages et les retrouver grâce à la clarté et la netteté cruelle du style, la beauté de l’agencement des mots. Nous voilà enfin en pays de connaissance ou de re-connaissance, rivière douce et cruautés diverses, paysage enchanteur ou angoissant, nous voilà revenus dans notre pays, notre enfance chahutée ou cruelle, avec ses personnages improbables, mais chacun sait que la réalité dépasse la fiction.
L’argument de Reconnaissance paraît bien mince, comme un conte d’enfance surgi dans la vie d’un écrivain qui adorerait raconter des histoires. Voici ce que Pierre Péju écrit sur la quatrième de couverture :
Un soir, dans un refuge de haute montagne, un mystérieux randonneur m’a fait don d’un bloc transparent qu’il prétendait être le « Cristal du Temps ».
Plus tard, au lieu de me remettre à la rédaction de mon roman, j’y ai plongé les yeux. Des moments de ma vie ont surgi en désordre : scènes banales ou incongrues, êtres perdus de vue, anecdotes auxquelles je n’aurais jamais repensé, comme la mise à mort d’un lapin, la folie d’une jeune plasticienne russe, un amnésique oublié, la femme qui voulait devenir un ange, les singes dans les ruines d’un temple khmer, les gosses cruels des rues du Caire…
Fasciné, j’étais contraint de reconnaître – comme un homme admet être le père d’un enfant – que ces aventures invraisemblables, ces rencontres sans lendemain, étaient miennes.
Encore un écrivain qui va nous bassiner avec ses souvenirs et bobos divers : lassitude… Mais l’auteur est Pierre Péju, peu suspect de complaisance autobiographique. Il faut prendre Reconnaissance dans toutes les acceptions du terme, d’abord l’action de reconnaître comme siens des événements que l’on a déjà vécus et les accepter, ce qui n’est pas si facile. Ensuite il faut considérer le terme dans son sens militaire, comme les éclaireurs qui se faufilent entre les lignes ennemies, car le passé est souvent un terrain miné. Pour finir, le sentiment océanique de gratitude universelle pour ce que la vie nous a apporté.
Ce livre lumineux et profond est tout cela à la fois :
Même si personne ne coïncidera jamais avec sa vie, le territoire étant infiniment plus froissé que la carte du souvenir, il fallait qu’une dernière fois je me satellise, que je me survole, afin de m’y retrouver un peu. Ô joie ! Ô reconnaissance sans adresse ! Reconnaissance de nourrisson baignant dans l’odeur de sa mère. Reconnaissance d’éclaireur en terre hostile. Reconnaissance, dès le premier coup d’œil, de tout ce que je perçois, de tout ce qui m’arrive ou m’est arrivé, comme si j’avais déjà, longtemps avant de naître, presque tout vu, tout vécu. Reconnaissance, aussi, pour tout ce qui me sauve et m’a sauvé, et gratitude, immense gratitude envers le monde, sa variété, ses détails, sa douleur et son énigme. Bonheur, enfin, au bout du rouleau, de me sentir à la fois seul et surpeuplé. (p. 355)
Ces dernières lignes, magnifiques, explicitent le titre et le projet de ce livre qu’on peut qualifier de réflexion philosophique et poétique sur le temps passé, la mémoire et l’oubli, les événements et thèmes récurrents de la vie de chacun.
En même temps, c’est le livre d’un écrivain en train d’écrire un roman et de se perdre à la fois dans un éclatement de souvenirs – certains saugrenus, à la limite du comique – des bizarreries dont la vie saupoudre notre chemin, de la cruauté, de la violence, aussi… La guerre et l’enfance ne sont jamais loin : juste après la seconde guerre, jeux d’enfants en Autriche pendant que les amputés tournent en rond comme des animaux de cirque pour tester leur prothèse, les anciens belligérants mêlés, fraternisant pour la plupart, dont certains ne finiront jamais leur guerre. Souvenirs lointains et jungle de Calais, enfants affamés du Caire, enfants cruels. Souvenirs exotiques ou terre à terre, c’est le méli-mélo de la vie, avec en filigrane cette obsession de tout écrivain : cela ferait un bon sujet de roman… Tout se mêle sans logique apparente dans Reconnaissance, ce livre qui maintient un léger éloignement pour ne pas nous terrifier.
Les événements oubliés, les personnes qu’on ne reconnaît plus, la quête incessante du souvenir par terreur de l’oubli, nous sommes tous embarqués dans la même fuite du temps.
Beaucoup de livres sont distrayants, certains inutiles. Reconnaissance me semble indispensable à tout lecteur ayant avancé sur le fil de sa vie et contemplant les pertes avenues et à venir, le précipice. Sans désespoir, avec un courage tranquille, même. Gaby par exemple, rencontré dans une grande surface de bricolage lutte de toutes ses forces contre la perte :
Alors, comme pour me raccrocher à quelque chose que je sais faire, au milieu de tous les gens qui vont et viennent autour de nous, dans le magasin rendu glacial par les climatiseurs, je commence malgré moi à imaginer la façon dont je pourrais décrire ce drôle de bonhomme, seul dans sa cuisine, debout devant la poubelle cabossée, le pied crispé sur la petite pédale, ne sachant plus ce qu’il vient de jeter au milieu des coquilles d’œufs et des épluchures. Du papier ? Un brouillon ? Des idées ? De la souffrance brute ? Oui, j’en suis encore là : chercher les mots avec lesquels je pourrais, dans un texte, construire un personnage dans le genre de ce Gaby, un homme qui, sentant que sa mémoire le lâche, se contraint à écrire, ligne après ligne, le front penché sur le cahier à spirale et grands carreaux, la langue tirée comme un enfant qui s’applique, avec de longues pauses, le stylo à bille au bout des doigts, en attendant qu’une idée se présente. Des soupirs. Du silence. Un désespoir immense et ordinaire. La peur de soi-même. L’horreur de soi-même. Au cœur de la solitude. On devrait être assourdi par les cris que certains êtres, si calmes en apparence, n’arrivent pas à pousser. Mais ces cris, je veux dire nos hurlements à tous, rentrés, bloqués, aucun texte, jamais, ne les fera entendre. (p. 45)
Voilà ce livre, l’écriture de ce livre, la puissance qui nous embarque et nous met face à notre destin.
Notre esprit retient si peu. Tout sombre dans l’oubli et rejoint la partie de la vie qui s’est déjà éteinte. Goutte à goutte, le monde s’épuise, coulant vers sa perte, car l’histoire de la multitude de lieux et d’objets qui n’ont pas eux-mêmes le pouvoir de mémoire n’est jamais entendue, jamais écrite, jamais transmise. (p. 22)
Ce livre n’est pas désespéré, il est simplement bouleversant. La poésie sauve peut-être nos existences, ou bien la musique, ou bien les voyages,
Pure poésie des « noms de pays », lieux-dits, inscriptions tatouées à même la peau de la terre et scansion de tout voyage.
La « stupide violence du hasard »
Le roman à écrire s’étire, s’échappe, s’assèche :
Bribes de mémoire. Fragments de passé. Images de voyages déchirées en petits morceaux. Mais aussi regrets amers, boules de vielle angoisse hérissées de piquants, chevelures trempées de tristesse. Voilà ce qu’on glane, en soi, autour de soi, quand l’écriture est à marée basse. (p. 268)
Mais la marée haute va revenir, et la vie, et les histoires qui vont se clore. Parce que les mots, c’est comme de l’eau, impossible à dompter, pour notre plus grand plaisir de lecteurs. Magnifique, puissant et intemporel.
J’ai vraiment envie de lire ce livre, après avoir lu cette présentation