Les loyautés : la noire densité du roman de Delphine de Vigan

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Les loyautés.

Ce sont des liens invisibles qui nous attachent aux autres – aux morts comme aux vivants –, ce sont des promesses que nous avons murmurées et dont nous ignorons l’écho, des fidélités silencieuses, ce sont des contrats passés le plus souvent avec nous-mêmes, des mots d’ordre admis sans les avoir entendus, des dettes que nous abritons dans les replis de nos mémoires.

Ce sont les lois de l’enfance qui sommeillent à l’intérieur de nos corps, les valeurs au nom desquelles nous nous tenons droits, les fondements qui nous permettent de résister, les principes illisibles qui nous rongent et nous enferment. Nos ailes et nos carcans.

Ce sont les tremplins sur lesquels nos forces se déploient et les tranchées dans lesquelles nous enterrons nos rêves. (p. 7)

Les-loyautesAinsi s’exprime Delphine de Vigan en prélude à ce roman coup de poing, cet objet noir et brillant où la vie s’exprime en actes violents, révoltes avortées, souffrances souterraines, invisibles aux regards des autres.

Ils sont quatre à s’exprimer dans ce qui est une juxtaposition de points de vue, dans un jeu subtil de regards et de personnes. Dans Les loyautés les deux protagonistes principaux sont deux jeunes garçons, Théo et Mathis, qui ont bientôt treize ans. Ils sont à la fois les objets et les sujets de l’inquiétude et de l’observation des deux adultes. On les voit dans leur cachette sous un escalier, on les voit penser, louvoyer, tenter de se trouver un espace personnel ; et ce n’est pas innocent si l’espace de liberté qu’ils ont trouvé est une espèce de cagibi condamné par les adultes de l’école.

Théo et Mathis ne disent jamais « je ».

Les personnes qui s’expriment en leur propre nom et s’inquiètent à leur sujet, ce sont deux adultes. La première femme est la professeure de SVT des enfants, Hélène, qui croit avoir décelé chez Théo des signes de maltraitance, l’autre est la mère de Mathis, Cécile, qui redoute la mauvaise influence de Théo sur son fils.

Ce n’est pas un roman choral, les voix ne s’agrègent pas dans une harmonie prévisible, elles s’opposent, se heurtent, s’affrontent ou s’esquivent, dans ce ballet âpre où l’on voit les enfants s’enfoncer dans des conduites de plus en plus dangereuses et où les adultes, perdues dans leur propre thématique, ne leur sont pas d’un grand secours.

Hélène repère Théo et revit, à travers ce qu’elle pense être de la maltraitance, ses propres traumatismes d’enfant battue :

C’était quelque chose dans sa façon de se tenir, de se soustraire au regard, je connais ça, je connais ça par cœur, une manière de se fondre dans le décor, de se laisser traverser par la lumière.

Mais le passé d’Hélène, s’il lui a permis l’intuition, a dévié la réalité des faits. Théo est  victime d’une maltraitance plus sournoise que les coups. Il est à la fois enfant otage du divorce et de la souffrance de ses parents et enfant parent de son père détruit par le chômage et les psychotropes.

Hélène ira très loin dans son obsession, contre l’avis des gens qui l’aiment, contre l’école elle-même. Elle revit cette colère et cette révolte qui n’ont pu s’exprimer lorsqu’elle était adolescente, rejoue l’aide qu’elle n’a pas reçue et qu’elle compte bien donner à Théo.

Cécile, la mère de Mathis l’ami de Théo, a très vite compris qu’il y avait des problèmes d’alcool :

 Hier, Mathis est rentré ivre du collège.

J’ai vu cette lueur brillante dans ses yeux, et la légère désynchronisation de ses gestes, je lui ai demandé de s’approcher et de souffler, devant moi, pour respirer son haleine. […]

Je suis fille d’alcoolique, voilà ce que j’ai dit pour commencer la séance, en préambule, le lendemain, chez le docteur Felsenberg. Avant même de m’asseoir. (p. 63)

Cécile suit une thérapie à l’insu de sa famille depuis qu’elle a découvert à quoi son mari occupait ses soirées, seul devant son ordinateur. Le « beau mariage » qui lui avait permis une ascension sociale et le rejet de sa famille s’écroule. Cécile se trouve pile à ce moment où il lui faudra faire des choix, et elle cristallise ses problèmes sur Théo. Il lui faut séparer Mathis de Théo, le protéger, mais qui la protégera, elle ?

En fait, dans ce roman où la progression de l’alcoolisation de Théo va crescendo alors que Mathis est impuissant à aider son ami, où les adultes plaquent une grille d’interprétation déformante sur le drame qui se joue devant eux, tout le monde semble englué dans ses propres loyautés. Mathis ne veut pas dénoncer Théo, Théo ne veut pas dire à sa mère dans quel état se trouve son père, Hélène se débat contre son passé et le silence qui a entouré son enfance, Cécile lutte contre l’effondrement de l’édifice sur lequel elle a construit sa vie et sa propre trahison vis à vis de son milieu d’origine.

Delphine de Vigan tisse la toile de son roman avec une sobriété, une densité remarquable. Les personnages se débattent, s’engluent, dans une logique inéluctable. On a l’impression par moments d’une tragédie grecque, et notre impuissance nous renvoie à tant de souvenirs de notre propre vie !

Ce roman, c’est une expression douloureuse des éléments qui fondent notre vie, de ces double discours qui nous construisent tous et dans lesquels souvent nous nous débattons. Tout le monde peut se retrouver, à un titre ou un autre, dans ces loyautés héritées de l’enfance. Certaines nous portent et nous poussent à avancer, d’autres nous collent les pieds dans la glaise, comme l’explique si bien Delphine de Vigan dans son préambule. Nous sommes pétris de ces loyautés souvent inconscientes, écartelés entre des loyautés opposées et la force de vie qui nous pousse à devenir ce que nous sommes ou ce que nous voudrions être.

Victimes collatérales des conflits larvés lors des divorces, peur de mieux réussir que ses parents, violences physiques ou morales subies, chantages affectifs, la liste est longue de ces loyautés cruelles. Je gage que le livre de Delphine de Vigan va bouleverser nombre d’anciens enfants.

Les loyautés
Delphine de Vigan
JC Lattès, janvier 2018, 208 p., 17 €
ISBN : 9782709661584

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