Comment ai-je pu oublier le prénom d’un des adolescents les plus lumineux qu’il m’a été donné de rencontrer lors de mes années d’enseignement ?
Je le revois, avec son rire aux éclats, toujours entouré de filles, celles de la classe et les autres : la coqueluche de ces dames, la vedette du collège.
— C’est toi, le tombeur de la classe ?
— Eh oui…
Aucune fanfaronnade, seulement une acceptation de son statut de chouchou d’amour, et cela devait durer depuis l’école primaire… Les autres garçons n’étaient pas jaloux. Ils étaient conscients que leur virilité n’était pas menacée par la gentillesse de celui qui acceptait de bonne grâce toutes les attentions mais ne les exploitait pas. Impossible de ne pas aimer ce garçon rayonnant d’amour de la vie. Il était un peu enrobé, petit ventre rond et joues pleines, on le sentait gourmand de tout, généreux de tout.
— M’dame mes parents vont réunir à la réunion, ils viennent toujours, vous allez voir, ils sont géniaux mes parents !
Je n’en doutais pas une seconde.
Je fus un peu surprise : ils étaient plus âgés que les autres parents, une bonne cinquantaine. Compliments enthousiastes sur leur fils, un léger instant de flottement, une crispation sur le visage de la mère avant que le père prenne la parole.
Ils n’étaient pas les parents biologiques de ***, ils étaient sa famille d’accueil depuis qu’il était tout bébé. Ils l’avaient recueilli après son long séjour en pédiatrie, il avait eu besoin de soins attentifs. L’adolescent un peu enrobé avait failli mourir, des voisins avaient alerté la police parce qu’un bébé n’arrêtait pas de pleurer. On l’avait retrouvé à côté de sa mère morte d’une overdose : il était dans un état de déshydratation et de dénutrition sévère.
Depuis il s’était bien rattrapé ! Depuis tout petit dans la cuisine à fureter dans les casseroles et à lécher les plats, une gourmandise insatiable, il voulait être cuisinier.
Très vite ils avaient voulu l’adopter, ce petit qui remplissait leur cœur, mais si le père était inconnu il y avait les grands-parents maternels. Ils refusaient de voir leur petit-fils mais ils refusaient également l’adoption. Ils avaient tout essayé, plusieurs fois, rien à faire, la loi est la loi. L’année précédente, quand *** avait eu treize ans, il avait voulu les rencontrer. Il voulait savoir d’où venait sa mère biologique, il espérait que ses grands-parents pourraient lui donner des renseignements sur cette mère qu’il n’avait pas connue. Il avait besoin de lui donner un visage, d’entendre des éléments de sa vie, de lui composer une existence.
Ils n’ont jamais répondu à ses lettres, il était malheureux. Alors une colère a pris les adultes, ils sont partis tous les trois en voiture, long trajet tendu, avant d’arriver chez les grands-parents qui habitaient une ferme dans les Franches-Montagnes. Leur voiture était dans la cour, ils se sont garés à côté d’elle ; le chien aboyait, tirait sur sa laisse. La mère adoptive est restée bien en évidence avec ce grand garçon blond aux yeux bleus dont les occupants ne pouvaient ignorer ni la présence, ni l’identité, deux mètres devant la fenêtre de la cuisine, pendant que le père frappait avec force contre la porte.
— C’est votre petit-fils ! Il veut vous voir !
Le chien se déchaînait. Ils sont restés un quart d’heure, la mère serrant la main de l’adolescent qui tremblait, le père parlementant devant la porte, jusqu’à ce que leur fils n’en puisse plus de la violence de ce rejet.
Il avait fallu panser la blessure, aimer encore plus, encore mieux. Ils avaient encore fait une démarche pour l’adoption. Réponse furieuse, menaçante, un pouvoir, une épée au-dessus de leur tête. Il avait quatorze ans maintenant, plus beaucoup d’années à tenir avant qu’il soit libre de faire ses propres choix.
J’ai beaucoup pensé à lui cette nuit, alors qu’il m’était sorti de la mémoire depuis des années. Il est adulte maintenant, sans doute marié, avec des enfants que ses parents adoptifs gâtent outrageusement. Il possède peut-être un restaurant ou il a abandonné la cuisine, mais je suis sûr qu’il est bien dans sa peau, aussi lumineux, aussi aimable que lorsqu’il était adolescent. Parce que ses parents adoptifs, je ne peux les appeler famille d’accueil, lui ont donné un immense amour, et les loyautés qu’il a développées grâce à eux l’ont porté, l’ont sorti de l’ornière où le début de sa vie semblait l’engloutir. Delphine de Vigan :
Ce sont […] les valeurs au nom desquelles nous nous tenons droits, les fondements qui nous permettent de résister. […] Ce sont les tremplins sur lesquels nos forces se déploient.
Il me semble qu’il s’appelait Yann, mais c’est peut-être un glissement d’insomnie vers le prénom de Yanie, cet adolescent bouleversant dans le reportage d’Arte, visible en replay pendant un mois.
Dire que ce documentaire prend aux tripes est insuffisant. C’est lui qui m’a remis Yann en mémoire, parce qu’il y a des similitudes dans le parcours des deux adolescents suivies d’une dichotomie totale.
Yanie a été placé à quatorze mois dans sa famille d’accueil, et il y est resté jusqu’à ses quatorze ans. Au tout début du reportage, on voit un enfant encore poupon qui s’amuse avec le tuyau d’arrosage au milieu des poules. Moment de grâce suivi de tensions douloureuses, parfois insupportables.
Yanie va changer de famille d’accueil, et on comprend à l’attitude des parents d’accueil que la décision a été brutale. On comprendra très vite que celle-ci a été exigée par la mère de Yanie qui est sortie de prison dix-huit mois plus tôt et entend bien récupérer son rôle de mère. C’est un déchirement pour l’adolescent qui a construit sa vie grâce à sa famille d’accueil, un déchirement pour les vieux aidants mis à la retraite :
— On ne t’abandonne pas, Yanie, tu le sais, tu viendras nous voir les week-end, on sera tes grands-parents…
La séparation est bouleversante, Yanie n’arrive pas à s’arracher de leurs bras. Il ressent cela comme une mort.
La nouvelle famille est très impliquée. Si toutes les familles d’accueil ressemblent à celles qu’on nous montre dans le reportage, on peut placer beaucoup d’espoir dans les destins cabossés.
Yanie ne voit sa mère que certains week-ends et les rapports sont tendus : pas de marques d’affection de la part de la jeune femme, seulement des moments où elle semble vouloir le coincer. A-t-il sorti tout son linge du petit étendage ? Elle triomphe : et ce slip ? et ce tee-shirt qui n’est pas rouge, mais orange, elle insiste, le met en difficulté. On voit Yanie qui se tasse. Il essaie de faire au mieux parce que, comme il le dit, s’il ne fait pas avec ses parents (son père est toujours en prison), c’est comme s’il était orphelin.
Sa mère biologique l’anéantit ; elle insiste :
— Ne va pas t’imaginer des histoires, je t’ai déjà dit : il n’y a pas eu d’amour entre ton père et moi. J’avais seize ans, je faisais la manche, il venait de sortir de prison, je le connaissais. Va pas t’imaginer, il y avait pas d’amour, tu comprends ça ?
Le regard de Yanie, la douleur de ne rien avoir à quoi se raccrocher.
Elle semble satisfaite lorsqu’il est complètement déstabilisé. Un monstre, cette femme édentée, maigre à faire peur, avec ses bras couverts de taches noires ? Pas du tout. Une femme usée par les excès et les galères, une femme amère qui veut éviter toute désillusion à son fils adolescent, et le seul moyen qu’elle a trouvé c’est de casser ses rêves. Qu’a-t-elle eu comme éducation pour se retrouver à la rue à peine plus âgée que son fils ? Quel amour n’a-t-elle pas reçu, elle qui semble incapable de donner ?
Elle est dans la toute-puissance : elle est la mère, c’est elle qui prend les décisions concernant son fils, et elle ne veut plus de cette famille d’accueil qui a élevé Yanie, elle sent bien que le lien entre ces trois-là est très fort.
Le prétexte arrive très vite : Yanie a obtenu de passer un week-end chez ses « grands-parents ». Le bonheur sur son visage, les étreintes qui montrent à quel point ils se sont manqués. Yanie oublie de téléphoner à sa mère. Triomphe de celle-ci qui martèle qu’elle ne veut plus aucun contact, ni téléphonique ni physique avec la première famille et profère des menaces en cas de désobéissance.
Anéantissement. La relation part en vrille, les notes de Yanie sont très mauvaises, sa mère commente ses résultats avec une violence sidérante ; à aucun moment Yanie ne se révolte. Son doux regard s’embrume, chavire. Fait naufrage.
Yanie grandit au fil du reportage, mais il reste un doux, un enfant qui a plein d’amour à donner, qui essaie de se construire avec le peu que la vie lui a accordé. Mais si on lui enlève les seules attaches lumineuses de sa vie, la tendresse qui l’a construit ? Si celle qui l’écrase est sa propre mère ? Les loyautés, écrit Delphine de Vigan, sont
Les tranchées dans lesquelles nous enterrons nos rêves.
Ce que Yanie ne peut exprimer vis à vis de sa mère, il le fait passer par son psychologue et renverse tout dans le bureau : pompiers, hôpital psychiatrique, médicaments. Il est perdu. Son père s’inquiète au parloir de la prison. Contrairement à la mère, il cherche le contact affectif, serre son fils dans ses bras. Yanie a collaboré avec sa propre caméra et ses textes au documentaire, et la réalisatrice, Ketty Rios Palma, l’a dédié à son père, lui-même ancien enfant placé.
Impossible de raconter tout ce reportage plein d’empathie et de délicatesse, d’une intensité humaine rare. Comment la caméra a-t-elle réussi à approcher les personnes jusqu’à se faire oublier ? Capter leur confiance jusqu’à l’effacement ?
Si ce n’est déjà fait, visionnez ce reportage disponible un mois. Un seul conseil : ne le regardez pas le soir ; je n’ai pas dormi cette nuit. Les deux adolescents sont les parfaites illustrations du roman de Delphine de Vigan, Les loyautés. Seulement c’est la vie, la vraie, et tout chavire.
Merci madame pour vos mots pour ces maux…je n ai pas bien dormi comme beaucoup ce soir de diffusion ..mais rien à voir avec les larmes de cet enfant qui ne peut plus voit Myriam et Jacques. Yanie ou que tu sois je pense à toi très fort ..tu es solaire..tu vas t en sortir…yanie on t aime fort
Yolanda vos propres mots sont un soutien pour Yanie, qui va s’en sortir, nous l’espérons tous.
Merci Nicole pour cet intense partage sur le plan humain. Votre propos résumant ce reportage encourage à le voir et vous touchez le cœur de cette bouleversante histoire de Yanie.
Ce garçon est adorable et ne craque que vis à vis d’une relation mère fils nocive pour lui car celle ci n’a pas pu se reconstruire et trouver des personnes qui ont pu lui apporter de l’amour, chaleur et bienveillance. Ce qui l’a conduite à reproduire les mêmes schémas qu’elle a dû endurer dans son enfance avec un manque cruel d’amour, d’affection, subissant des humiliations l’affaiblissant et la conduisant dans la rue seule à faire face à un monde rude.
Difficile, insoutenable d’entendre « Entre ton père et moi il n’y avait pas d’amour », comment trouver sa place devant un tel propos dévastateur.
Les premiers parents adoptifs sont adorables et on sent bien en Yanie au travers de son sourire, ces rayons de soleil d’amour reçus . L’importance donnée au livre photographique remis par le premier papa adoptif à la nouvelle famille d’adoption de Yanie est également émouvante.
Je pense que l’adoption est un sujet délicat tant d’une personne à une autre le vécu, le ressenti des choses peut être différents. Avec aussi des révoltes d’enfants adoptés, déracinés qui lors de l’adolescence anéantissent des parents adoptifs qui ont portant donné amour, soins et essayer du mieux possible à donner un avenir à ces enfants. Et puis il y a celles et ceux qui non pas été retirés de parents enfin plutôt de géniteurs qui les ont torturés et malheureusement elles, ils en ont gardé des profondes blessures…
Il y a beaucoup de lâcheté dans notre monde et des personnes peuvent se conduire comme des collaborateurs en ne dénonçant pas l’insoutenable…
Cette phrase du livre de Delphine De Vigan m’a interpellé : « Ce sont […] les valeurs au nom desquelles nous nous tenons droits, les fondements qui nous permettent de résister. […] Ce sont les tremplins sur lesquels nos forces se déploient. » Cela me trouble car ces valeurs qu’elles sont elles ? L’évolution actuelle et certaines valeurs transmises peuvent elles être encore un tremplin ? Tant l’égoïsme, le matérialisme, le pouvoir sur l’autre se propagent dans notre monde, affligeant souvent les plus sensibles et les plus courageux qui se débattent à faire respecter des valeurs essentielles dans le savoir vivre ensemble.
Quelles valeurs, quels messages transmettons-nous à nos enfants, parfois à notre insu?
Difficile de répondre, même la conduite de nos enfants adultes peut parfois nous interroger sur ce que nous avons réussi ou pas à transmettre.
L’adoption est un autre problème, bien plus complexe, et on estime qu’un tiers de celles-ci se passent mal, malgré l’amour, malgré les efforts de compréhension réciproque.
Il y a une énorme différence entre un enfant adopté sans avoir rien demandé et un enfant placé qui a eu le temps d’éprouver l’amour de sa famille d’accueil, de mesurer l’abîme entre sa situation dramatique de départ et sa situation d’enfant entouré, aimé. Et il sait d’où il vient et ce qu’il a trouvé, c’est plus facile je pense.
Bonjour Nicole
ta note est bouleversante: elle explique tellement bien le chemin douloureux de cet adolescent
J’ai moi-même une enfant qui m’a été confiée en accueil à 5 mois
Quand elle a eu 16 ans elle a pris contatc avec sa mère bio, eelle vouait savoir d’où elle venait!
Rejet total de cette femme… et ce rejet a été vraiment dur à gérer
Notre fille adoptée depuis ne lui en a jamais voulu, elle est allée de l’avant, courageusement
Ces enfants au destin particulier ont souvent un courage de résilience extraordinaire
Bonsoir Coumarine,
Ton message me touche infiniment. Ce que tu as vécu ressemble tellement à ce que mon élève et ses parents ont vécu, c’est troublant!
La résilience dont tu parles est un véritable don du ciel, cela permet optimisme et encouragement à continuer, n’est-ce pas?
Embrasse pour moi ton adorable fille.