L’œil de la nuit de Pierre Péju : les ombres grises d’un roman sur la psychanalyse

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l'oeil de la nuitQuel beau titre que L’œil de la nuit, le dernier roman de Pierre Péju publié aux éditions Gallimard ! Il évoque la solitude de ceux qui ne dorment pas et scrutent le monde, leurs questionnements durant ces heures grises où les questions qui les hantent défilent sans apporter de réponses.

L’auteur a choisi de nous raconter la vie d’Horace Frink, « né en 1883 et mort en 1936 dans un oubli complet » nous apprend la quatrième de couverture.

Les personnages dont on connaît peu de choses sont du pain béni pour le romancier : il peut leur inventer une vie à sa mesure, et pour peu que les éléments biographiques connus l’aident un peu, c’est parfait. Dans le cas présent, Horace Frink représente les débuts de la psychanalyse en Amérique, il a été analysé par Freud (avec de piètres résultats) et il a eu une relation avec une de ses richissimes patientes, Angelica Bijur qui a aussi consulté Freud.

Les cailloux biographiques virent aux diamants bruts ! Des rencontres avec le maître de la psychanalyse, il était facile de glisser à la première visite américaine de Freud accompagné de Jung et de Ferenczi en 1909 : pourquoi Frink ne servirait-il pas de guide au maître ?

La vie d’Horace Frink s’inscrit dans une période particulièrement riche et troublée de l’histoire mondiale, et celle-ci fonctionne comme un balancier : pendant que l’Europe est à feu et à sang, l’Amérique connaît une période de prospérité et de mutations accélérées, puis, quand l’Europe se relève et connaît ce qu’on a appelé les années folles, l’Amérique subit la grande dépression, la prohibition, une sorte de retour en arrière et d’effacement des acquis.

Le cadre du roman est donc très riche, et nombre de descriptions sont foisonnantes, aussi minutieuses que des miniatures. Et le héros, comment l’auteur va-t-il nous le présenter ?

Les débuts du petit Horace dans la vie ne sont pas faciles : comment aurait-il trouvé sa place d’enfant dans la relation amoureuse entre sa mère, fille d’un médecin reconnu, et son père, bellâtre ambitieux et sans scrupules qui, après l’incendie de sa fonderie, abandonnera ses enfants à leurs grands-parents ? Détresse de l’abandon, traumatisme de l’incendie qui reviendra comme un leitmotiv dans l’histoire. On peut s’étonner que le petit frère disparaisse dès que les deux enfants sont installés chez leurs grands-parents, mais l’auteur est libre de ses choix.

Dès son enfance, Horace fait la connaissance de Doris, son ange gardien qui deviendra sa femme. Bien sûr, il fallait un contrepoint lumineux à la maîtresse à venir, la vénéneuse et richissime patiente Angelica Bijur. La première est blonde, douce, avec des yeux bleus, la seconde est brune, excentrique,  avec des yeux noirs, bien sûr. Le jour et la nuit, et au milieu, l’œil de la nuit qui ne sait que choisir quand toutes les ombres sont grises.

Et les ombres sont nombreuses, qui cernent Horace et le fragilisent.

Au départ le personnage est intéressant parce que complexe : il oscille entre la séduction et le repli sur soi, préfère passer des heures dans les bars plutôt que de rentrer chez lui où l’attend son adorable femme et son fils, c’est également un chirurgien raté qui se tourne vers la neurologie à cause d’un stupide accident qui le laisse un doigt paralysé, puis vers la psychanalyse pour résoudre ses problèmes personnels. Au bout de quelques chapitres l’intérêt pour le héros névrosé s’émousse quelque peu, parce qu’il est noyé au milieu de tout ce que l’auteur a voulu offrir à ses lecteurs. Le héros fait les frais de cette abondance et devient inconsistant.

En fait, j’ai eu souvent l’impression que l’auteur hésitait entre description minutieuse de cette Amérique qui le fascine, besoin de décrire les débuts de la psychanalyse en Amérique, et reconstitution de ce destin qu’il voulait mettre en pleine lumière. Il s’est fatigué, dans cet épais roman, à tout restituer et à ne pas choisir. Est-ce que la crise d’énurésie de Freud dans le métro new-yorkais était utile à l’économie du roman ? Est-ce que les démêlés mesquins du maître avec Jung et Ferenczi , ses manipulations supposées, devaient être traitées ainsi ? Je ne suis pas sûre.

Pourtant, il y a l’écriture de Pierre Péju, ces phrases ciselées, qui coulent de source, s’emballent parfois dans la virtuosité.

Il y a les déchirements d’Horace, toujours entre deux femmes, entre le jour et la nuit, entre deux classes sociales. Sa patiente et maîtresse le fait pénétrer dans les plus hautes sphères de la société, celles qu’il méprise et qui le fascine. Horace n’est jamais vraiment à sa place, avec une sorte de sentiment d’imposture lorsque, psychanalyste, il n’a pas l’impression d’être utile, mauvais père, mauvais mari, mauvais médecin. Ces déchirements m’auraient personnellement plus intéressée que nombre d’anecdotes inutiles à la dimension émotionnelle du texte. Aucune analyse ne permettra à Horace Fink de trouver vraiment sa place, jusqu’au suicide final, un peu théâtral mais émouvant quand même.

Le début du roman m’a beaucoup plu, je me suis réjouie de découvrir cet anti-héros fragile, mais très vite l’absence de choix a brouillé le texte.

Il est périlleux de vouloir écrire un roman-monde, un auteur doit s’arracher parfois les plus belles pages pour conserver l’économie du texte. Emballé par son travail de recherche, l’auteur nous a donné des morceaux de bravoure, mais Paris et Vienne sont devenus des décors de films. Où est passé Horace Fink, l’homme fragile et torturé qui a abandonné sa famille pour aller voir Freud et a accepté l’argent de sa maîtresse ? Dans la description du luxueux transatlantique ? Dans les rencontres qu’il fait avec Valéry Larbaud et autres ? Pas de remords, de déchirements ? Juste l’utilisation des travellers chèques d’Angelica comme un maquereau de bas étage ?

Le dernier chapitre est plus mélancolique, le héros, avant de mourir, retrouve cette inéluctable fragilité qui le rendait attachant au début, enfin un peu de chair avant que celle-ci ne finisse.

Car la mort, à présent, il la porte à la surface même de sa vie, sur son corps amaigri, comme une griffure qui devient doucement une plaie. (p. 410)

L’œil de la nuit
Pierre Péju
Gallimard, octobre 2019, 432 p., 22 €
ISBN : 978-2-07286210-6

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1 réflexion sur « L’œil de la nuit de Pierre Péju : les ombres grises d’un roman sur la psychanalyse »

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