La salle de bal et les délires eugénistes de Churchill

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HopeAnna Hope nous livre, avec son deuxième roman La salle de bal, une page méconnue de l’histoire anglaise, celle de la tentation de l’eugénisme et de la stérilisation des personnes faibles d’esprit. C’était une des idées fortes de Winston Churchill alors ministre de l’intérieur : stériliser un grand nombre de Britanniques pour l’amélioration de la race anglaise et de la société. C’était une période de grandes grèves, de tensions économiques majeures, un moment où tout un peuple pouvait basculer dans l’insurrection ; ceci explique peut-être cela mais ne le justifie en aucun cas.

Le roman commence à l’hiver 1911 dans un immense asile d’aliénés dans le Yorkshire. Ella a brisé une vitre dans la filature où elle travaille comme une esclave depuis ses huit ans. Un tel acte insensé, tout comme sa révolte contre le contremaître : cela l’envoie tout droit à l’asile. Description terrifiante du quotidien du millier de femmes entassées dans d’immenses dortoirs, de la peur et du délire, du pouvoir discrétionnaire des infirmières. De son côté, John est dans l’asile depuis deux ans, atteint de mélancolie suite à la mort de sa petite fille et au départ de sa femme. Les deux protagonistes vont bien sûr se rencontrer, s’aimer, mais pas n’importe où : dans la salle de bal de l’asile. Une immense salle de bal au milieu de l’établissement où se rencontrent le vendredi les hommes et femmes méritants :

Ella en eut le souffle coupé. La pièce faisait la taille d’au moins deux étages de la filature ; il y avait des fenêtres, mais elles étaient hautes et serties de verre coloré, comme celles qu’on voit à l’église. Il n’y aurait pas moyen de les atteindre. Formant une voûte au-dessus de leurs têtes, le plafond était peint en brun et or. (p. 127)

Cela a quelque chose de surréaliste, cette salle de bal avec ces centaines d’internés qui tapent des pieds, et l’orchestre où jouent des membres du corps médical ! Une réalité historique pourtant, tout comme les sinistres tombes communes des patients…

Ajoutez Charles, un médecin tenté par l’eugénisme, et vous avez un aperçu de la société du début du XXe siècle en Angleterre :

Il se mit à lire. Il relut le pamphlet de Tredgold. Il lut l’essai du Dr Sharp, On the Sterelization of Degenerates :

Citons le Dr Barr, dans son ouvrage Déficients mentaux :

Légalisons une fois pour toute la castration, non pas en guise de châtiment d’un crime, mais de mesure curative pour empêcher le crime et tendre au confort et au bonheur futur des déficients ; démocratisons une fois pour toutes cette pratique chez les jeunes enfants aussitôt après qu’ils ont été déclarés déficients par une autorité compétente désignée comme il se doit, et l’opinion publique l’acceptera comme un moyen efficace de préservation de la race. La stérilisation en viendra à être considérée, à l’instar de la quarantaine, comme un simple rempart contre le mal. (p. 270)

Dans ses notes éclairantes après le roman, Anna Hope explique à la fois l’implication biographique de son travail et l’aspect documentaire de celui-ci. Les citations sont véridiques, et, si des personnages fictifs viennent alléger le propos, la réalité est particulièrement violente.

Le projet de loi sur les faibles d’esprit a finalement été voté sous une forme modifiée en 1913, sous le nom de Mental Deficiency Act (loi sur la déficience mentale), laquelle autorisait la ségrégation des « faibles d’esprit » sans la clause cruciale qui aurait permis la stérilisation forcée. […] La loi en tant que telle était loin d’être admirable, disposant, par exemple, que toute femme donnant naissance à un enfant illégitime alors même qu’elle bénéficiait d’aides sociales, devait être considérée comme « faible d’esprit » et risquait donc le placement obligatoire dans une institution. Je me demande si l’abandon de la clause sur la stérilisation n’est pas également dû au fait qu’à la fin de 1911 Churchill était passé au ministère de la Marine, et qu’en 1912 il avait l’œil braqué sur de tout autres horizons. (p. 387)

Je ne vous ai pas parlé du style du roman. Il est très honnête, difficile de savoir ce qui tient de la traduction ou de l’auteur, ce n’est pas le point fort de ce texte. L’histoire est bien menée, intense parfois, les personnages crédibles et attachants, mais vous aurez compris que l’essentiel est ailleurs, dans cet univers concentrationnaire où une salle de bal semble le point culminant du délire social.

La salle de bal
Anna Hope
traduit de l’anglais par Élodie Leplat
Gallimard, août 2017, 400 p., 22 €
ISBN : 978-2-07-268872-0

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3 réflexions sur « La salle de bal et les délires eugénistes de Churchill »

  1. Edmée De Xhavée

    Je suis « flabbergasted » mais finalement… on sait que ces choses réapparaissent périodiquement, officiellement ou pas. Mais en tout cas je suis intéressée par le livre et le film que tu mentionnes!

  2. Eric

    Chère Nicole,

    La science et l’évolution des mentalités a changé les choses dans le traitement des personnes en souffrance. Aujourd’hui, des personnes atteintes de schizophrénie suivant leur degré peuvent avoir une vie à l’extérieur d’un établissement de soin toutefois restons prudent sur l’évolution de certaines maladies et du bon suivi du traitement médicamenteux.

    « La stérilisation en viendra à être considérée, à l’instar de la quarantaine, comme un simple rempart contre le mal » A voir qui est le mal avec de tel propos ? Cela me semble plutôt être des propos de dictateur avec des pensées de paranoïaques.

    Dans ces années 1911, il y avait également un mouvement de révolte des femmes en Angleterre. Je n’ai pas lu de livre sur ce sujet. Toutefois, le film poignant « Les suffragettes » raconte une partie de l’histoire de la révolte des femmes sur leur condition de vie et leur lutte pour le droit de vote.
    Voici la bande annonce du film : https://www.youtube.com/watch?v=gc6Qo7yEPKs

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Bonjour Eric,
      Quel plaisir d’avoir de nouveau un commentaire de votre part! La bande-annonce est magnifique, j’espère que le film passera près de chez moi. Le début du XXème siècle était très dur pour les classes populaires, en particulier pour les femmes. Ce n’est pas pour rien si le moindre début de révolte se soldait par l’asile. Rien à voir avec un institut psychiatrique et une gestion bien dosée de médicaments mais plutôt avec la camisole du pouvoir.
      Au plaisir de vous lire, cher Eric…

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