À la ligne, point final pour Joseph Ponthus

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Son premier roman, À la ligne – Feuillets d’usine, m’avait mise KO debout, comme des milliers de lecteurs, en 2009, et j’ai oublié comment nous étions devenus « amis FB », Joseph Ponthus et moi. Nous étions nombreux à suivre cet homme si chaleureux, si tourné vers les autres. Et puis Joseph est entré à l’hôpital. Il n’a pas caché que c’était pour une chimio, mais sans s’attarder sur sa souffrance ou son angoisse. Non, il expédiait des messages pleins d’humour et de reconnaissance pour le personnel, à une exception près, me semble-t-il, qui concernait les cuisines. La bonté connaît tout de même des limites.

Quelle vitalité, quel humour, quelle joie dans ses messages, avec parfois des précisions sur les traitements, comme des petits cailloux douloureux sur son chemin. Et puis un jour sa femme Krystel a écrit « Joseph ne vous répondra plus, il est mort ce matin ».

Comme des centaines d’autres personnes qui ne l’avaient jamais rencontré, j’ai perdu un ami. Je me suis traînée pendant des jours, sidérée par cet injuste tirage au sort des Parques : Joseph n’écrira jamais de second roman. Il est mort deux ans après la reconnaissance de son statut d’écrivain.

À la ligne, point final.

Les brillantes études ne débouchent pas toujours sur un parcours balisé avec confort matériel à la clé. Originaire de Reims, Joseph devient éducateur spécialisé en région parisienne et se montre très proche des jeunes dont il s’occupe. Il suit la femme de sa vie en Bretagne mais ne trouve pas de poste. Alors il devient ouvrier intérimaire dans l’agroalimentaire,

L’agro

Comme ils disent

Ouvrier intérimaire, cela veut dire corvéable à merci, horaires chamboulés, imposés, changements d’usine et de domaine, d’abord la transformation de poissons et crevettes puis l’abattoir.

Un travail épuisant qui met le corps en morceaux, dans un univers dont la plupart d’entre nous n’ont aucune notion. Nous achetons nos barquettes d’animaux en portion, réifiés, calibrées, sans penser une seconde à la souffrance des animaux ni à celle des hommes qui les ont transformés en objets abstraits.

Joseph va rendre compte de cet univers :

Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arête dans la gorge

Non le glauque de l’usine

Mais sa paradoxale beauté

La dureté du travail, les postes insoutenables, les bottes dans le sang des animaux, les accidents, mais aussi la solidarité : Joseph rend la paradoxale beauté de l’usine d’une façon sidérante. Pas de ponctuation dans ce texte comme un long poème, ponctué de constantes références littéraires et de chansons, celles qui aident à supporter. Mais l’usine poursuit ceux qui y travaillent jusque dans leur vie privée.

Incessants cauchemars martelés

Répétitifs

Quotidiens

Pas une sieste pas une nuit sans ces mauvais

rêves de carcasses

De bêtes mortes

qui me tombent sur la gueule

Qui m’agressent

Atrocement

Qui prennent le visage de mes proches ou de mes peurs les plus profondes

L’usine envahit tout. Ce qui était « pour les sous » devint obsédant, tout comme la fatigue qui empêche parfois Joseph de se promener avec son jeune chien Pok Pok :

L’usine bouleverse mon corps

Mes certitudes

Ce que je croyais savoir du travail et du repos

De la fatigue

De la joie

De l’humanité

Comment peut-on être aussi joyeux de fatigue et

de métier inhumain

Je l’ignore encore

Je croyais n’y aller

Que pour pouvoir te payer tes croquettes

Le vélo à l’occase

Pas cette fatigue ni cette joie

Allez Pok ok

Encore quelques minutes de balade

Je suis fatigué

Je n’en peux plus

Parfois pointe la révolte, vite étouffée par la fatigue.

La cadence de l’usine entraîne la cadence des mots. On parle de la ligne, autrefois on travaillait à la chaîne, question de vocabulaire.

J’écris comme je travaille

A la chaîne

A la ligne

Alors les mots coulent sans fin, comme la vie, sans respiration, sans ponctuation, l’usine envahit la vie, la dévore. Violence d’un autre temps.

L’auteur cite de nombreux poètes, comme autant de lumières dans cet univers gris. Dès les premières pages du texte, lorsque je l’ai relu après sa mort, je ne sais pas pourquoi j’ai songé à la prose du Transsibérien :

Et mes mains s’envolaient aussi avec des bruissements d’albatros

Et ceci, c’était les dernières réminiscences

Du dernier jour

Du tout dernier voyage

Et de la mer.

Comme c’est troublant ! Et encore :

J’ai des amis qui m’entourent comme des garde-fous

Ils ont peur quand je m’en vais que je ne revienne plus

Les amis de Joseph Ponthus ne l’ont peut-être pas assez entouré, mais ils étaient là, tous, en pensée ou en personne, pour son embarquement vers d’infinis rivages.

À la ligne
Joseph Ponthus
Gallimard, août 2020, 288 p., 7,50 €
ISBN : 978-2-07-288186-2

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