Le mystère Elena Ferrante alimente les gazettes littéraires depuis longtemps, moi, ce qui me semblait un mystère, c’est le succès phénoménal de sa saga autour des amies d’enfance napolitaines, Lila et Elena.
Est-ce dû au fait que les deux amies grandissent et vieillissent au fil des volumes (trois déjà publiés, nous sommes en attente du quatrième) ? Au contexte historique, puisque l’histoire des deux amies traverse celle de l’Italie depuis la fin des années cinquante jusqu’à nos jours ? À l’histoire d’amitié féminine teintée de concurrence et de séduction ?
La narratrice porte le prénom de l’auteur, Elena. L’amie prodigieuse, c’est l’autre. Fille d’un modeste cordonnier, Lila possède l’audace et la brillante intelligence, la méchanceté et la séduction. Elena se sent du côté terne de leur histoire, même si elle poursuivra des études alors que Lila arrêtera à la fin de l’école primaire pour travailler dans l’échoppe paternelle.
On se laisse vite prendre par l’histoire, le côté sombre de cette enfance dans un quartier de Naples où règne la violence :
Le sang. En général il sortait des blessures seulement après un échange de malédictions horribles et d’obscénités répugnantes. C’était toujours le même scénario. Mon père, qui me semblait pourtant être un brave homme, lançait tout le temps insultes et menaces à quiconque, comme il disait, ne méritait pas de rester à la surface de la terre. (p. 36)
Cela peut aller jusqu’au meurtre. Rien de pittoresque dans l’enfance racontée ici, nous sommes très loin des souvenirs de Marcel Pagnol. La vie est rude pour tout le monde, et les rêves de richesse servent à s’évader d’un quotidien difficile. Lila et son frère rêvent de fabriquer des chaussures, Elena va faire des études presque malgré elle, poussée par sa maîtresse d’école primaire. Ses parents acceptent, même s’ils ne sont pas d’accord au début. Les années passent, les amies grandissent. Elena comprend le fossé que creusent ses études avec ses anciens camarades :
Ce fut pendant ce trajet vers la Via Orazio que je commençai à me sentir clairement une étrangère, rendue malheureuse par le fait même d’être une étrangère. J’avais grandi avec ces jeunes, je considérais leurs comportements comme normaux et leur langue violente était la mienne. Mais je suivais aussi tous les jours, depuis six ans maintenant, un parcours dont ils ignoraient tout et auquel je faisais face de manière tellement brillante que j’avais fini par être la meilleure. Avec eux je ne pouvais rien utiliser de ce que j’apprenais au quotidien, je devais me retenir et d’une certaine manière me dégrader moi-même. Ce que j’étais en classe, ici j’étais obligée de le mettre entre parenthèses ou de ne l’utiliser que par traîtrise, pour les intimider. (p. 415)
Elena utilise l’italien en classe alors que ses camarades parlent le dialecte napolitain. Elle étudie le latin et le grec. On peut s’étonner tout de même des dons multiples de Lila qui, rien qu’en empruntant une grammaire latine puis une grammaire grecque, domine la matière en deux temps trois mouvements et donne des leçons à son amie qui peine !
Prodigieux (se) définition du petit Larousse illustré : qui surprend, qui est extraordinaire par ses qualités, sa rareté, etc.
C’est exactement ça. Lila va tarder à devenir une jeune fille, mais quand ce sera le cas elle éblouira tout le monde et ne tardera pas à se marier avec l’épicier. Elle a seize ans. Amour amitié, jalousie, les sentiments se mêlent, se troublent :
Je la lavai avec des gestes lents et soigneux, d’abord en la laissant accroupie dans le bac et puis en lui demandant de se mettre debout : j’ai encore dans les oreilles le bruit de l’eau qui dégouline, et j’ai gardé l’impression que la consistance du cuivre de la bassine n’était guère différente de celle de la chair de Lila, lisse, ferme et calme. […] Mais à la fin il ne me resta que l’idée horrible que j’étais en train de la nettoyer de la tête aux pieds, de bon matin, juste pour que Stefano puisse la salir au cours de la nuit. (p. 406)
La noce révélera les différences sociales plus cruellement que le reste :
La plèbe, c’était nous. La plèbe, c’étaient ces disputes pour la nourriture et le vin, cet énervement contre ceux qui étaient mieux servis et en premier, ce sol crasseux sur lequel les serveurs passaient et repassaient, ces toasts de plus en plus vulgaires. (p. 428)
Nous abandonnons les deux amies à la fin du mariage, et par une sorte de suspense de feuilleton, de cliffhanger comme on dit chez les anglophones, une trahison du jeune marié nous fait nous précipiter sur le deuxième tome. Maintenant j’ai compris le succès incroyable de cette histoire.
Elena Ferrante
Traduit de l’italien par Elsa Damien
Gallimard, octobre 2016, 429 p., 8,20 €
ISBN : 978-2-07-046612-2
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