L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante et Les poissons ne ferment pas les yeux d’Erri De Luca nous parlent tous deux d’enfances napolitaines des années cinquante. Là s’arrêtent les similitudes entre les deux récits ; le milieu social n’est pas le même, l’optique non plus. Le premier lorgne du côté de la saga inscrite dans le long terme alors que le très court roman d’Erri De Luca, plutôt la longue nouvelle, raconte un moment précis de l’enfance du petit garçon napolitain qu’il fut. Le texte autobiographique d’Erri De Luca sidère par sa puissance, sa violence et sa beauté.
À dix ans, on est dans une enveloppe contenant toutes les formes futures. On regarde à l’extérieur en adultes présumés, mais à l’étroit dans une pointure de souliers plus petite. (p. 25)
Dix ans. Le moment où le cocon s’ouvre sur l’extérieur :
À l’arrivée de mes dix ans le changement, le bastion des livres ne suffit plus à m’isoler. Venant de la ville, les cris, les misères, les cruautés se lancèrent tous ensemble à l’assaut de mes oreilles. (p. 14)
La famille du narrateur a l’habitude de passer les vacances sur une île, mais cette année-là manquent la petite sœur, « une catapulte d’instincts » si sociable et si recherchée qu’elle est invitée par des camarades tout l’été, et le père qui est parti en Amérique à la recherche d’un sort meilleur, le père plein de joie de vivre qui « faisait un peu de scandale et d’envie ». L’enfant est seul avec sa mère. Il accompagne un pêcheur ou lit sur la plage. « Sous le parasol voisin, une fillette du Nord ».
Tout se met en marche : la découverte de l’étrangeté féminine, les jalousies de mâles, les combats de coqs. Et surtout ce besoin irrépressible d’ouvrir cette carcasse d’enfant qui conduira le narrateur à un choix terrible.
Cette année-là, sur l’île, des possibles s’ouvriront, des espoirs se perdront définitivement.
L’île était une main ouverte, en septembre les vignes étaient gonflées, elles demandaient à être cueillies. La grappe écrasée dans la bouche, un grain à la fois, pieds nus l’après-midi sur la terre heureuse des pas d’un enfant : c’était le plus juste des remerciements auquel ne parvenait aucune prière. (p. 43)
Quelle langue ! Tour à tour chantante et imagée, sensuelle et poétique, parfois cruelle. Elle ne met pas à distance le parler napolitain, elle le sublime, l’enroule de tendresse comme les vrilles de la vigne. Lorsque le narrateur fait parler les pêcheurs, par exemple :
« Un métier sans espoir », disaient-ils entre eux. « O facimmo sulo p’a ncannarienzia », Nous le faisons seulement par désir obstiné. Un mérou valait une nuit passée en mer. (p. 45)
Tout circule avec fluidité durant cet été initiatique : la splendeur de l’île et de la mer, la découverte de ce qu’il faut bien appeler l’amour, le désir de liberté, le mal-être de la mère qui ne veut pas quitter Naples, la violence des garçons et la petite femme de dix ans qui parle de justice.
Le narrateur aime la mer, l’élément liquide efface cette enveloppe désormais trop petite, il nage comme un poisson et embrasse la petite fille les yeux ouverts, parce que les poissons ne ferment pas les yeux.
Le père a trouvé du travail et un appartement, mais la mère refuse de partir.
Et ainsi, la lettre était partie et je pouvais perdre papa. Grandir sans lui ? Je pousserais de travers, je chercherais à m’appuyer contre un mur comme une plante grimpante qui glisse sinon. Je ne le perdis pas alors, car il renonça à l’Amérique. Il rentra et je ne l’ai plus entendu en parler. Il avait chassé l’avenir de ses pensées. La vie à Naples a été pour lui un exil sans voyage. (p. 104).
Tout est en germe dans cet été-là : la volonté de justice et celle de partir qui conduira Erri De Luca à rejoindre un mouvement maoïste durant ce qu’on a appelé « les années de plomb ».
Lisez ou relisez cette centaine de pages inoubliables, de poésie mâtinée de violence, qui prend au cœur et laisse une empreinte mélancolique :
Maintenant et ici, il va bien, le mot « fin », petite sœur de frontière et de fenêtre fermée. (p. 129)
Lisez ou relisez ce petit bijou noir et brillant, nacré et chantant comme un coquillage qui fait regretter, malgré la beauté de la traduction de Danièle Valin, de ne pouvoir le scander en italien.
Erri De Luca
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Gallimard, avril 2013, 128 p., 15,90 €
ISBN : 978-2-07-013911-8
Une critique qui me donne envie de lire le livre !
Et bien commande-le dans ta librairie préférée nichée au coeur de la vieille ville de La Roche, tu ne seras pas déçue.
Alors donc le père revient, parce que l’épouse ne veut pas partir. On accuse si souvent les Italiens de machisme, et je n’ai vu, en Italie, que des femmes fortes, qui font changer le cours des choses… Mais ici, quelle triste conséquence pour le père qui n’a plus d’avenir, après tant d’efforts….
Pas d’avenir, et c’est dit de façon magnifique par le fils à qui le sacrifice du père a sans doute permis de partir…