Archives par étiquette : Enfance

Sorj Chalandon, Profession du père : destructeur d’enfance

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Comment réussir à dominer une enfance traumatisante, la mettre à distance tout en lui rendant sa force de destruction ? En la racontant, au plus près du souvenir, de sa réalité qui revient en force avec les mots. Sorj Chalandon a tourné autour pendant des années, mais il lui a fallu attendre la mort de son père pour rendre à cette période une vie qui a conditionné la sienne. Enfin les mots allaient mettre à distance les maux, empêcher leur nuisance de continuer à empoisonner son existence.

Il nous rend avec Profession du père une plongée hallucinante dans un huis-clos familial dominé par la toute-puissante folie paternelle.

Mon père a été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Église pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958. Un jour, il m’a dit que le Général l’avait trahi. Son meilleur ami était devenu son pire ennemi. Alors mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider.

Je n’avais pas le choix.

C’était un ordre.

J’étais fier.

Mais j’avais peur aussi…

À 13 ans, c’est drôlement lourd un pistolet.

Émile a douze ans quand commence le roman. Il ne sait jamais quoi écrire à la rubrique « profession du père », celui-ci en a eu tellement !

Profession du père ? Ma mère n’avait pas osé remplir le formulaire. Mon père avait grondé.
— Écris la vérité : « Agent secret ». Ce sera dit. Et je les emmerde.

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Profession du père
Sorj Chalandon
Grasset, août 2015, 320 p., 19 €
ISBN : 9782246857136

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Les poissons ne ferment pas les yeux : Erri de Luca, violence et poésie.

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Les poissonsL’amie prodigieuse d’Elena Ferrante et Les poissons ne ferment pas les yeux d’Erri De Luca nous parlent tous deux d’enfances napolitaines des années cinquante. Là s’arrêtent les similitudes entre les deux récits ; le milieu social n’est pas le même, l’optique non plus. Le premier lorgne du côté de la saga inscrite dans le long terme alors que le très court roman d’Erri De Luca, plutôt la longue nouvelle, raconte un moment précis de l’enfance du petit garçon napolitain qu’il fut. Le texte autobiographique d’Erri De Luca sidère par sa puissance, sa violence et sa beauté.

À dix ans, on est dans une enveloppe contenant toutes les formes futures. On regarde à l’extérieur en adultes présumés, mais à l’étroit dans une pointure de souliers plus petite. (p. 25)

Dix ans. Le moment où le cocon s’ouvre sur l’extérieur :

À l’arrivée de mes dix ans le changement, le bastion des livres ne suffit plus à m’isoler. Venant de la ville, les cris, les misères, les cruautés se lancèrent tous ensemble à l’assaut de mes oreilles. (p. 14)

La famille du narrateur a l’habitude de passer les vacances sur une île, mais cette année-là manquent la petite sœur, « une catapulte d’instincts » si sociable et si recherchée qu’elle est invitée par des camarades tout l’été, et le père qui est parti en Amérique à la recherche d’un sort meilleur, le père plein de joie de vivre qui « faisait un peu de scandale et d’envie ». L’enfant est seul avec sa mère. Il accompagne un pêcheur ou lit sur la plage. « Sous le parasol voisin, une fillette du Nord ».

Tout se met en marche : la découverte de l’étrangeté féminine, les jalousies de mâles, les combats de coqs. Et surtout ce besoin irrépressible d’ouvrir cette carcasse d’enfant qui conduira le narrateur à un choix terrible. Continuer la lecture

Les poissons ne ferment pas les yeux
Erri De Luca
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Gallimard, avril 2013, 128 p., 15,90 €
ISBN : 978-2-07-013911-8

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