Sorj Chalandon, Profession du père : destructeur d’enfance

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Comment réussir à dominer une enfance traumatisante, la mettre à distance tout en lui rendant sa force de destruction ? En la racontant, au plus près du souvenir, de sa réalité qui revient en force avec les mots. Sorj Chalandon a tourné autour pendant des années, mais il lui a fallu attendre la mort de son père pour rendre à cette période une vie qui a conditionné la sienne. Enfin les mots allaient mettre à distance les maux, empêcher leur nuisance de continuer à empoisonner son existence.

Il nous rend avec Profession du père une plongée hallucinante dans un huis-clos familial dominé par la toute-puissante folie paternelle.

Mon père a été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Église pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958. Un jour, il m’a dit que le Général l’avait trahi. Son meilleur ami était devenu son pire ennemi. Alors mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider.

Je n’avais pas le choix.

C’était un ordre.

J’étais fier.

Mais j’avais peur aussi…

À 13 ans, c’est drôlement lourd un pistolet.

Émile a douze ans quand commence le roman. Il ne sait jamais quoi écrire à la rubrique « profession du père », celui-ci en a eu tellement !

Profession du père ? Ma mère n’avait pas osé remplir le formulaire. Mon père avait grondé.
— Écris la vérité : « Agent secret ». Ce sera dit. Et je les emmerde.

C’est un garçon timide, introverti, sujet à des crises d’asthme. Le manque d’air symbolise l’étouffement d’un enfant dans une famille où rien ni personne ne pénètre.

Depuis toujours, je me demandais ce qui n’allait pas dans notre vie. Nous ne recevions personne à la maison, jamais. Mon père l’interdisait. Lorsque quelqu’un sonnait à la porte, il levait la main pour nous faire taire. Il attendait que l’autre renonce, écoutait ses pas dans l’escalier. Puis il allait à la fenêtre, dissimulé derrière le rideau, et le regardait victorieusement s’éloigner dans la rue. Aucun de mes amis n’a jamais été autorisé à passer notre porte. Aucune des collègues de maman. Il n’y a toujours eu que nous trois dans notre appartement. Même mes grands-parents n’y sont jamais venus.

Juste la confrontation inégale entre la mère terrorisée et le fils dominé face au père délirant et violent. Les coups pleuvent pour une mauvaise note ou pour rien.

Je ne pleurais pas. Je tremblais, je gémissais, j’ouvrais et fermais les yeux très vite comme lorsqu’on va mourir, mais je ne pleurais pas. Je pleurais avant les coups, à cause de la frayeur. Après les coups, à cause de la douleur. Mais jamais pendant. Lorsque mon père me frappait, je fixais un point dans la chambre, le pied de mon lit, mon carnet déchiré, un livre jeté sur le sol, ses mules de cuir. Je pensais à tout ce qui finirait bien par disparaître. Parce qu’ils s’arrêtent, les coups. Toujours ils s’arrêtaient.

Dans ce terrible enfermement, l’enfant n’a rien pour se raccrocher.

Mon père, ma mère et moi. Juste nous trois. Une secte minuscule avec son chef et ses disciples, ses codes, ses règlements, ses lois brutales, ses punitions. Un royaume de trois pièces aux volets clos, poussiéreux, aigre et fermé. Un enfer.

Un père qui le réveille en pleine nuit pour lui faire faire des pompes et soulever des haltères, qui le force à inscrire des slogans contre les murs en se hissant sur la pointe des pieds pour que l’on ne sache pas qu’on a affaire à un enfant, qui l’enrôle dans l’OAS comme un soldat.

Absence de sommeil, coups, mise en valeur, excitation, peur : tout se mêle, s’emmêle, étouffe et détruit cet être en construction. Le père, hanté par sa toute-puissance, saborde le fils qui grandit et se met à son tour à manipuler un camarade de classe pour qu’il devienne un soldat de l’OAS. Cette mise en abîme de la manipulation donne le vertige : comment peut-on sortir d’une enfance pareille sans séquelles morales ?

Et la mère dans tout ça ?

Créature soumise, maltraitée elle aussi, on la devine aimante au début, mais jamais elle ne vient au secours de son enfant ou suggère seulement que ce qu’il raconte est sujet à caution. Elle se contente de répéter :

— Tu connais ton père.

avalisant par cette remarque fataliste tout ce que son époux peut dire. Son attitude même aide à l’emprise du père sur la famille :

Pour ne pas le réveiller, nous nous déplacions sur la pointe des pieds. Elle et moi avancions dans l’appartement comme des danseuses. Nous ne marchions pas, nous murmurions. Chacun de nos pas était une excuse.

Émile devenu jeune homme, ses parents déménagent, et il n’y a aucune place pour leur fils dans leur nouveau logement :

Ils m’avaient oublié. Ils avaient laissé ma vie derrière eux.

Cette façon dont sa mère le rejette du cercle familial, la violence de cette exclusion, de ce retournement maternel m’a surprise parce que je ne me l’explique pas.

Arrivé à la porte de son immeuble, j’ai eu froid.

— Je peux monter boire quelque chose ?

Mais elle a secoué la tête, essuyé une goutte de pluie sur sa manche.

— Non. Je n’ai pas soif, a répondu ma mère.

Cet effacement total recèle une telle violence symbolique, est si éloigné de la maternité, que l’on approche du monstrueux.

Il y a aussi Ted, l’ami américain du père et parrain d’Émile, cet agent secret omniprésent qu’on ne voit jamais, et plane comme une ombre à la fois aimante et menaçante au-dessus de l’enfant.

Comment se construire dans un univers pareil ? Comment combler le vide de ce qui a été patiemment détruit au fil des années ? Arrive un moment où les parents deviennent fragiles et ne font plus peur, mais leur empreinte est toujours là :

Il a fait la moue. Laissé couler ses lèvres, son menton, son corps tout entier. Il a haussé les épaules comme on chasse une douleur. Et puis il a posé son regard sur moi. C’était doux, calme, étrange. Il m’a observé. Comme lorsque nous étions espions, dans les rues de mon enfance. Chacun derrière son mur, complices, porteurs de secrets, nos talkies-walkies à l’oreille. Il m’a contemplé, lèvres closes. Son silence sur nous, en voile de crêpe noir. Personne d’autre que le père et le fils. Le chef et son soldat à l’heure de la défaite. Ma mère était ailleurs, et les odeurs sombres et le froid du dehors et Noël bientôt. Nous nous tenions par les yeux. Nos vies, nos peaux, nos cœurs. Il venait d’avoir quatre-vingt-dix ans. J’en avais soixante et un. Son vieux fils. Nous avions les mêmes paupières tombées, la même bouche amère. Mon père sommeillait en moi.

Sorj Chalandon, en rendant vie à cette période et à son père, dresse un constat doux-amer de son enfance hors-normes, comme si la libération escomptée ne pouvait réellement venir de la puissance des mots et de la compréhension bouleversée des lecteurs. Ces derniers, ballottés par ce texte, habités par ce texte sans fioritures, cette écriture à l’os et cependant poétique, ressentent une impression d’étouffement. Ils deviennent symboliquement asthmatiques, comme le petit Émile.

Profession du père
Sorj Chalandon
Grasset, août 2015, 320 p., 19 €
ISBN : 9782246857136

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2 réflexions sur « Sorj Chalandon, Profession du père : destructeur d’enfance »

  1. Chantal

    Je l’ai lu il y a quelques années déjà, j’en garde le souvenir de retenir mon souffle pour accompagner cet enfant face à la folie de son père et au comportement de sa mère que je ne sais comment -et n’ose- qualifier.
    Savez-vous qu’un film, sorti fin juillet en salle, en a été tiré ? Le réalisateur, Jean-Pierre Ameiris je crois, a aussi vécu avec un père maltraitant. Je n’ai pas été emportée par le film comme j’ai pu l’être par le livre, l’écriture de Sorj Chalandon
    Je ressens beaucoup de tristesse pour ces enfants livrés, dépendants d’adultes méchants, fracassés, malades, pervers…
    Votre blog est intéressant, je regrette de peu commenter.

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Merci Chantal pour ce beau commentaire. Oui, je sais qu’un film a été tiré du livre que j’ai lu il y a quelque temps déjà et que j’ai repris. J’hésite à aller voir les films tirés des romans que j’ai aimés: tout univers est personnel et vous le décrivez fort bien. Ne regrettez pas de peu commenter, tout le monde fait la même chose, mais n’hésitez surtout pas à le faire, cela fait plaisir aux auteurs des articles, ils savent alors qu’ils sont vraiment lus.

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