Devenir femme, c’est affronter le couteau. C’est apprendre à supporter le tranchant de la lame et les blessures. Apprendre à saigner. Et malgré les cicatrices, faire en sorte de rester belle et d’avoir les genoux assez solides pour passer la serpillière tous les samedis. Ou bien on se perd, ou bien on se trouve.
Betty la petite Indienne se trouvera au bout d’un long chemin dans sa famille pleine de chaos, de drames et d’étrangeté.
Le roman de Tiffany McDaniel est inspiré de la vie de sa mère et celle de sa famille.
Alka Lark s’est donnée un peu par hasard à un Indien Cherokee, né pour être père, Landon Carpenter. De cette union naîtront de nombreux enfants à la couleur variée. Betty est la plus sombre, la plus Indienne. Toujours maquillée, un peu indifférente au monde qui l’entoure, dépressive, Alka laisse la maisonnée aux soins de Landon le rêveur. La famille déménage beaucoup au rythme du travail que trouve un Indien dans les années quarante à soixante dans une Amérique raciste et violente. La famille finit par revenir s’installer à l’endroit d’où elle était partie, en Ohio.
Le lien profond entre tous ces enfants si différents, c’est leur père et ses magnifiques histoires. Malgré le baume au cœur que ces dernières mettent sur ses blessures, Betty souffre du racisme et de toutes les vexations qu’elle subit à l’école. Une de ses sœurs lui demande de ne pas se mettre à côté d’elle dans le car scolaire : elle est blanche et ne veut rien avoir de commun avec la petite Indienne en dehors du cercle familial. Exclusion, humiliations, Betty découvre que le monde des Blancs est très éloigné de la philosophie et de la poésie cherokee de son père. La petite fille aimerait pouvoir blanchir sa peau.
Ce n’est pas facile d’être une femme, P’tite Cherokee. Et surtout, ce n’est pas facile d’être une femme qui passe sa vie à avoir peur de celle qu’elle est vraiment. […] Ne laisse jamais une telle chose t’arriver, Betty. N’aie pas peur d’être toi-même. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir à la fin que tu n’as pas vécu du tout.
Leçon paternelle entre tant d’autres… Betty aimerait se sentir légère, sereine, mais elle devine très vite que de lourds secrets familiaux obscurcissent le havre familial, quand elle n’est pas le témoin involontaire de certaines violences. La petite fille grandit. Arrive un moment où Betty doute de la véracité des récits paternels :
J’ai compris une chose à ce moment-là : non seulement Papa avait besoin que l’on croie à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. Croire aux étoiles pas encore mûres, croire que les aigles sont capables de faire des choses extraordinaires. En fait, nous nous raccrochions comme des forcenées à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées…
On apprend beaucoup de choses – lorsque les accès de violence se calment – sur la civilisation indienne dans ce roman poignant empreint de poésie. Les enfants grandissent, les filles affrontent le couteau, les parents prennent de l’âge.
Il y avait des choses chez mon père qui commençaient à s’écailler, comme une peinture qui vieillit.
Betty devient jeune fille, et, malgré la difficulté d’être une sang-mêlés, elle finit par accepter ses origines.
Les racines sont la partie essentielle de la plante, disait Papa. C’est par les racines qu’une plante se nourrit et ce sont les racines qui la maintiennent en place quand tout le reste est emporté. Sans racines, on est ballotté au gré du vent.
L’histoire de sa famille, ces drames emmagasinés dans son esprit et dans les messages qu’elle enfouit dans la terre du jardin, on devine que Betty va les écrire, à moins qu’elle les transmette plus tard à sa fille.
Ce beau roman est aussi une histoire de transmission, d’amour filial et de libération, tout empreint de mélancolie.
La pensée m’est alors venue qu’être enfant, c’est savoir que le balancement du berceau nous approche et en même temps nous éloigne de nos parents. C’est le flux et le reflux de la vie qui tour à tour, nous poussent vers les autres, puis nous écartent, peut-être dans le but de nous permettre d’acquérir la force nécessaire pour affronter l’instant où ce mouvement de balancier nous aura tellement éloignés de la personne que nous aimons le plus qu’elle ne sera plus là quand nous reviendrons vers elle.
Ce pavé de plus de sept cents pages se dévore, il n’est jamais pesant tant le lecteur est emporté par l’histoire de cette Petite Indienne née dans les années 50 dans une Amérique sans pitié.
Merci au traducteur, François Happe, pour nous avoir rendu avec autant de poésie et de délicatesse l’œuvre bouleversante de Tiffany McDaniel.
Tiffany McDaniel
traduit de l’américain par François Happe
Gallmeister, août 2020, 720 p., 26,40 €
ISBN : 978-2-35178-245-3