Variations de jazz sur fond de conflit social, Cour Nord d’Antoine Choplin

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Cour Nord, d'Antoine ChoplinVariations de jazz sur fond de conflit social dans une petite ville du Nord, Cour Nord va vous saisir, vous envelopper dans ses variations syncopées, sèches, à la limite de l’épure. Malgré l’argument de départ – les relations entre un vieil ouvrier syndicaliste et son fils qui ne rêve que de musique –, Cour Nord n’est pas un ènième roman  social sur les ravages de la désindustrialisation et de la déstructuration du monde ouvrier.

« Depuis le début de la grève, on va à l’usine ensemble avec mon père. Ça dure depuis plus de deux semaines maintenant, sans compter les débrayages de septembre ».

Le titre de la première partie annonce la couleur : [exposition du thème].

Car c’est bien de musique dont il s’agit, d’une partition de jazz douloureuse entre un père et un fils qui ne se comprennent plus, chacun dans ses silences, l’impossibilité à adhérer au monde de l’autre.

Le père est un vieux syndicaliste qui ne veut pas voir mourir l’usine à laquelle il a consacré sa vie, plein d’un idéal obsolète que son fils, ouvrier dans la même usine, ne comprend pas.  La vie de Léopold dit Léo est ailleurs, dans le jazz de Thélonius Monk, dans son groupe de passionnés de musique, le reste n’est qu’un arrière-plan très flou qui le laisse indifférent.

Abîme.

Pourtant il existe un pont entre les deux hommes : la mère qui jouait du piano pendant des heures, la mère disparue, un silence de plus, mais de douleur, une absence qui les relie malgré tout.

L’histoire se déroule de manière classique : les syndicalistes, l’intransigeance des patrons, les fissures dans la solidarité, le vieux fond raciste qui ressurgit, la grève de la faim du père, l’inutilité du combat perdu d’avance.

En parallèle, avec la culpabilité que cela implique, la musique du fils et le début de reconnaissance du groupe.

Pas de développements sirupeux, nous sommes dans les variations syncopées, la répétition, les affolements douloureux de notes qui grincent : impossible de ne pas être bluffé dans [variation, #2] par les stridulations émises par les conversations qui se mêlent, se fondent, s’opposent dans une tension extrême quand Léo écoute à la fois la conversation sur Thélonius Monk et le dialogue de deux mineurs qui parlent du suicide d’un gréviste :

«  Comme Monk, j’ai appris à jouer du piano en observant les pianos mécaniques. Les touches qui s’enfoncent toutes seules. Je crois que c’est pas une mauvaise école. Et puis ça donne une sorte de rigueur dans les tempos. Monk était incroyable, pour ça. Même à des années d’écart, il jouait toujours exactement sur les mêmes tempos.

Parce que, franchement, de là à se passer la corde au cou… Hein, c’est bien ça ? T’as entendu comme moi, il s’est pendu, le type. Dans sa salle de bains, il s’est pendu. Ce matin, ça s’est passé.

Je me raidis.

Cette liberté qu’il prend. C’est d’ailleurs pour ça que personne voulait jouer avec lui, à une époque. Il suffit d’écouter ses disques solo. Tu prends le disque de Paris, 1954. C’est une vraie claque. Le début d’Evidence, par exemple. Un truc de fou…

Si ça se trouve, c’est un type qui laisse une famille sur le carreau. Si c’est pas malheureux. »

Pas de ponctuation des dialogues dans ce livre, une écriture à l’os, quasi blanche, rien pour huiler les rouages.

Des données brutes pour empêcher les respirations faciles, une intensité et une finesse d’analyse dans les rapports père-fils : c’est du grand art.

Ce petit livre (131 pages), vous ne pourrez pas le lâcher jusqu’à la dernière variation du thème qui conclut sur une note douce.

Cela fait du bien, vous dis-je.

Cour Nord
Antoine Choplin
Éditions du Rouergue, 2010, 136 p., 13,70€
ISBN : 978-2-8126-0091-3

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Cache-cache avec le destin: Une femme fuyant l’annonce

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Une femme fuyant l'annonce

Connaissez-vous le récit du conteur perse du XIIème siècle, Farid Al-Dîn Attar ?

À Bagdad le fils du calife rencontre la mort sur le marché qui tend un bras vers lui. Terrifié, il demande à son père la permission de s’enfuir à Samarkand pour échapper à la mort. Le père se rend sur le marché, reconnaît la mort et lui demande pourquoi elle a tendu un bras vers lui :

–        C’était un geste de surprise… Je l’ai vu ici alors que je dois le prendre ce soir à Samarkand.

Aucun de nos petits arrangements n’empêchera le destin de s’accomplir.

Ils se rencontrent dans un hôpital déserté en 1967, durant la guerre des Six Jours. Ils ont seize ans : Ilan et Avram, les deux garçons, et Ora la fille.

Naissance d’un triangle amoureux classique, me direz-vous. Pas tout à fait : nous sommes en Israël, et le poids de la guerre va laminer les destins, détruire la force de vie d’Avram, le plus doué des trois, écraser sous la culpabilité les survivants qui ne comprennent pas ce qui leur arrive et ce qui les fait agir.

Le prologue, avec son abondance de dialogues sans tirets introducteurs, – contrairement au reste du roman –, déroute le lecteur ; nous sommes au cœur de l’échange de ces adolescents pris dans une guerre qu’ils devinent à peine, dans cet hôpital déserté des autres malades :

« As-tu remarqué que tout le monde nous en veut ? Comme si nous avions fait exprès de…

Parce que nous sommes les dernières victimes de l’épidémie. Ceux qui allaient un tout petit peu mieux sont rentrés chez eux. En priorité les soldats. Aussitôt après, on les a renvoyés juste à temps pour la guerre.

Il y aura réellement la guerre ?

Tu retardes ! Voilà au moins deux jours qu’elle a éclaté ! »

« Quelques jours auparavant elle s’était évanouie dans la rue en rentrant de l’entraînement au stade du Technion. Aurait-elle séjourné dans l’un des camps militaires que l’on venait d’installer en prévision de la guerre ? Y avait-elle mangé quelque chose, ou utilisé les toilettes ? lui avait demandé le médecin de l’hôpital de Rambam. On l’avait immédiatement transférée dans une ville inconnue, loin de chez elle, et enfermée dans une chambre au troisième étage d’un petit hôpital délabré avec interdiction absolue d’en sortir. Ses parents et amis n’étaient pas autorisés à lui rendre visite, ou, au contraire, étaient-ils venus la voir pendant qu’elle dormait ? »

Malaise… Ces trois adolescents eu quarantaine suggèrent-ils la dimension nucléaire du conflit ? Beaucoup de choses ont été écrites après la guerre des Six Jours, rien d’officiel cependant. Nous n’en saurons pas plus.

L’histoire reprend, en 2000 : Ora est séparée d’Ilan, son fils ainé Adam est parti avec son père en Amérique du Sud, et le deuxième fils, Ofer, s’est porté volontaire pour la guerre alors qu’il vient à peine de terminer son service militaire.

 « Ora doit s’endormir malgré tout, car, au petit matin, elle est réveillée par trois militaires en uniforme, plantés sur le seuil de sa maison. Deux d’entre eux s’effacent devant leur supérieur, qui frappe à la porte. Le médecin cherche un tranquillisant dans sa sacoche et la femme officier se prépare à rattraper Ora, au cas où elle tournerait de l’œil.

Ora les voit redresser la tête, ils s’éclaircissent la gorge, puis l’officier supérieur lève une main hésitante. Les yeux hypnotisés, sur son poing crispé, elle se dit que le temps va s’arrêter, mais l’homme se décide à frapper trois coups énergiques, le nez pointé vers le bout de ses chaussures, et, en attendant que la porte s’ouvre, il repasse son message : à telle heure, au lieu X, votre fils Ofer, qui exécutait une mission opérationnelle…

Pour fuir cette annonce, Ora s’enfuit de la maison ; elle est persuadée que si elle ne se trouve pas derrière la porte lorsque les messagers frapperont, si elle pense sans cesse à son fils de vingt-et-un ans, elle le maintiendra en vie, elle le protégera.

Pensée magique douloureuse, obsessionnelle.

« Tout son corps palpite, exhalant le nom de son fils, tel un soufflet – mais rien à voir avec l’absence, la nostalgie. Il la déchire de l’intérieur, se démenant comme un enragé, martelant de ses poings les membranes de son corps. Il la veut pour lui seul, inconditionnellement, exige qu’elle s’oublie elle-même pour se consacrer à lui ad vitam aeternam, qu’elle ne cesse de penser à lui, parle de lui sans arrêt à tous ceux qu’elle rencontre, même aux arbres, aux pierres, aux chardons, qu’elle prononce son nom à voix haute ou en silence, encore et encore, qu’elle se souvienne de lui à chaque instant, à chaque seconde, qu’elle ne l’abandonne pas, parce que aujourd’hui il réclame sa présence pour exister – et elle comprend alors que c’est la raison de sa férocité. Pourquoi n’a-t-elle pas saisi plus tôt qu’il a besoin d’elle afin de ne pas mourir ? »

Ora se sauve, effectue avec Avram le père biologique d’Ofer, le périple soigneusement préparé par le fils, la traversée de la Galilée.

Trame simple et dure qui ne rend pas justice à la densité de ce livre.

Ofer est le deuxième fils d’Ora, comme Uri était le deuxième fils de David Grossman, le héros de papier et l’enfant chéri ont le même âge, et si Ora espère protéger son enfant par une parole obsessionnelle, l’auteur du livre a essayé de protéger son enfant avec les mots qu’il alignait sur les pages.

Mais Uri est mort aux toutes dernières heures de la deuxième guerre du Liban, le 12 août 2006.

Et ce livre terrible, dont tant d’éléments de la vie réelle de l’auteur accentuent le déchirement, est bien plus que la relation d’un drame personnel dont les éléments se répètent en écho.

Ora et Avram marchent, et la parole d’Ora (prénom prédestiné ?) reconstruit pour Avram la vie de sa famille. Nous découvrons la complexité de la famille d’Ora, le poids de l’histoire du pays dans la construction des individus, les interactions entre attentats, représailles, humiliations, peurs, le quotidien des gens qui vivent en Israël, Juifs et Arabes confondus.

« Elle se souvint que, au début de la première vague d’attentats-suicides – Adam était à l’armée –, Ilan, accompagné d’Ofer, s’était mis en quête d’un parcours parfaitement sûr afin d’effectuer à pied le trajet de l’école, située en ville, à l’arrêt où le garçon prenait le bus pour rentrer à la maison. Le premier itinéraire était trop proche du lieu où un terroriste s’était fait sauter, dans le bus 18, avec vingt passagers. Quand Ilan suggéra à Ofer de passer par la rue piétonne Ben Yehouda, son fils lui rappela la triple explosion qui avait eu lieu ici-même, tuant cinq personnes et en blessant cent soixante-dix autres. Il tenta de tracer un circuit un peu plus long, contournant Mahane Yehouda par-derrière pour déboucher près du marché, mais Ofer lui fit remarquer que c’était exactement à cet endroit qu’un double attentat-suicide s’était produit : quinze morts et dix-sept blessés. De toutes façons, ajouta-t-il, tous les bus reliant le centre-ville à Ein Karem passaient par la gare routière, où il y avait eu un autre attentat – dans le bus 18, encore une fois –, vingt-cinq morts et quarante-trois blessés. »

Petit à petit, nous sommes imprégnés par cette atmosphère qui n’existe qu’en Israël. L’amitié impossible entre Arabes et Juifs, symbolisée par Sami, le chauffeur de la famille. Les humiliations de l’un, les maladresses de l’autre. Le fossé ne peut pas se combler.

Ora et Avram marchent en Galilée, paysage idyllique et rencontres variées. La marche, avec son épuisement, sa vertu thérapeutique pour Avram détruit par les tortures lorsqu’il était prisonnier des Egyptiens, la marche et la parole d’Ora qui raconte la vie de sa famille à Avram et comprend enfin certains éléments, la marche et le refus d’avoir des nouvelles du conflit.

Puissance magique, toujours, mais qui se fissure au fil de l’avancée du voyage et du retour au point de départ : la guerre et ses morts harcèlent pourtant la mère qui refuse le malheur : partout sur leur trajet des mausolées, des pierres rappelant les jeunes morts dans les combats.

Le roman s’arrête à ce moment, juste avant le retour.

Avec une brève postface de David Grossman racontant l’écriture de ce livre.

«À l’époque, j’avais le sentiment – je formais le souhait, plutôt – que les pages que je rédigeais le protégeraient ».

Mais nul n’échappe à son destin. Le fils du calife, celui d’Ora, celui de l’auteur, rien ne protège ceux que l’on aime.

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Conte hypnotique pour grands enfants: Le Général Solitude d’Eric Faye

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Le Général SolitudeLe Général Solitude d’Eric Faye n’a d’intérêt ni pour l’originalité de son sujet ni pour la façon dont il est traité et les références littéraires qui viennent à l’esprit en le lisant abondent.

Cela commence comme Le Désert des Tartares ou Le Rivage des Syrtes: le général Soledad, chef d’une armée de mille hommes, face à l’immensité verte d’une jungle que l’on suppose amazonienne, scrute l’horizon à la recherche de signes de vie des insurgés.

Même attente. Même solitude de l’homme face à l’immensité. Même hostilité supposée de ce qui se trouve en face, quelque part, et ne demande qu’à s’exprimer pour que le destin se mette en marche.

Le général Soledad, le soir de ses quarante ans, alors qu’il fête son anniversaire, est alerté par une sentinelle : on aperçoit des feux qui brûlent à l’horizon. Ces feux fascinent l’armée et son général : ils viennent d’un endroit impossible, ils varient, ils sont un appel. Le général doit rejoindre l’armée espagnole du général San Martinez à Iquita mais il décide de partir en direction des feux, avec toute son armée.

Désobéissance caractérisée, retour impossible, là encore peu d’originalité: le Rivage des Syrtes explore le thème avec une tout autre richesse. Quant à la suite de l’histoire, ces mille hommes construisant une cité idéale autour d’une place dont le centre est une fleur, une fleur si grande et si belle, que sa croissance terminée la plante meurt, la métaphore est transparente. Ce paradis non répertorié, ce monde voué à la destruction (aucune femme dans l’armée, donc aucune procréation ni continuation possibles), ce monde égoïste né de la motivation pathétique d’un homme qui veut oublier une femme, reste abstrait tout au long du livre.

Mélange des créations des utopistes du XIXème siècle et de Sa majesté des mouches lorsque le général en vient à des punitions aberrantes, ce conte sur la toute puissance des mots ne fait pas peur. Jamais nous ne pensons que c’est pour de vrai : nous sommes dans l’épure, rien de charnel ou d’effrayant dans ce monde abstrait voué à la disparition.

Mais alors, me direz-vous, où est l’intérêt de ce livre ? Dans l’écriture, uniquement dans l’écriture, et qui dira que ce n’est pas suffisant ?

Ecoutez ces mots qu’il faut prononcer à voix haute, comme le discours du général devant ses hommes : « Ce soir, j’ai envie de rudoyer les mots, leur faire dire ce qu’ils n’ont jamais avoué, non, pas sous la torture, mais sous ivresse. Qu’ils pivotent enfin, cessent de rester au garde-à-vous, dévoilent leur face cachée. Ce soir je souhaite une levée en masse des mots oubliés. Que les lieux communs soient rayés de la carte ! Sur la place j’ai prononcé des mots très écoutés. J’ai appelé les colons à hisser leur âme sur la grande vergue, à renoncer aux grossièretés. Remplacez-les ! leur ai-je dit. Poétisez-les ! Jurez par les prénoms de celles qui vous ont trahis, de ceux… Si un madrier tombe sur votre pied, gueulez à travers la cité : Dolorès ! Ofelia ! Elena ! Jurez ! Jurez de ne plus jurer que par leurs prénoms, jusqu’à ce qu’ils aient perdu leur contenu, leur contenance, loin de nous, devant leur miroir, dans la rue, pendant la joie ou le cafard ».

Ce livre est un hommage à la toute puissance des mots, avec ses phrases peaufinées, lustrées jusqu’à devenir des pierres de lune, un hommage à l’amour aussi, car tout le monde créé par le général Solitude comme un bouclier contre le risque d’aimer n’est que baudruche : les soldats se sauvent. L’oubli des autres est impossible et le volcan vient opportunément ensevelir ce monde et ses occupants sous un linceul de cendres.

Reste le journal du général, comme dans les histoires de pirates, et nous voilà revenus aux contes pour enfants.

Un conte, donc, mais les contes de notre enfance, avez-vous oublié le plaisir que vous avez éprouvé à les écouter ? Le Général Solitude n’est pas indispensable dans votre bibliothèque, mais vous passerez un beau moment ; vous vous arrêterez ici ou là pour réfléchir à votre propre vie, au sens du destin, de la prise de décision, de la création, de la solitude aussi. N’est-ce pas déjà beaucoup ?

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Sérénité

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Sérénité

Laissez-moi vous offrir un pur moment de sérénité.

Dans un halo de gris-bleu très doux, le visage et les mains roses des deux enfants apportent la couleur de la vie ; avec les  avant-bras de la petite, l’ensemble forme un triangle parfait.

Protection, concentration, contemplation.

La petite si belle et le sourire paisible du bébé, douceur, douceur.

La lumière sur le visage et les mains de la petite, ses cheveux blonds qui brillent, ses mains aussi, et la manche du bébé, et la couverture, toute cette lumière forme une aura de tendresse.

Sérénité.

Le monde est violent, imparfait, bruyant : il reste dehors.

Dans cet espace de douceur tout n’est qu’harmonie, tendresse et silence.

Retirons-nous sur la pointe des pieds.

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