La librairie Esperança, labyrinthe poétique et littéraire

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librairieVous ne savez plus si vous rêvez ou si vous êtes éveillé : vous pensiez pénétrer dans une librairie et vous vous retrouvez dans le cerveau de Jorge Luis Borges :

L’univers (que d’autres nomment la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses.

Vous avez pénétré dans la Livraria Esperança  sur l’île de Madère à Funchal, une des plus anciennes librairies du monde.

Imaginez un lieu entièrement tapissé de livres, sur les murs, les fenêtres, les montées d’escalier. Un lieu où l’on se perd avec délices, tout occupé à lire des thèmes, parfois habituels parfois loufoques, selon lesquels 130 000 livres ont été classés. Des milliers et des milliers de livres sur plusieurs niveaux, quatre étages de livres exposés, empilés, tenus par des pinces à linge dans vingt-deux salles, soit 1’200 m2. Un labyrinthe accueillant, baroque et silencieux où des murs de livres remplacent les buis. Ils s’exposent, vous font du charme, servent de voilages aux fenêtres, de rambarde aux escaliers.

Et dans un coin de cet espace, assis devant un minuscule bureau de bois, un homme d’un autre temps souriant. La conversation s’engage en anglais. Je lui explique que je veux ramener un livre à une amie brésilienne très originale, est-ce qu’il aurait quelque chose à me proposer ? Ma demande ne le surprend pas le moins du monde.

Votre amie est mariée ? Son mari est distrait ? J’ai ce qu’il vous faut.

Et nous voilà engagés dans des tours et détours, escaliers, piles, escaliers de nouveau et un arrêt enfin ; sourire triomphant :

Le voilà.

Je ne comprends pas le portugais…

C’est un livre qui dit « tous les hommes ont besoin d’amour », mais amour au sens d’amour maternel, vous voyez… C’est très drôle. Et très vrai. J’ai soixante-sept ans et ce livre est fait pour moi. Je pense qu’il conviendra à votre amie.

Tours et détours, escaliers, piles, escaliers, encore escaliers, et au bout une femme tranquille qui prend le temps d’enregistrer le livre, aussi sereine que l’homme qui m’a conduite dans le labyrinthe.

Si vous passez par Madère, escale obligatoire à Funchal, demandez la librairie Esperança. Un si beau nom, c’est déjà un voyage. On vous répondra avec un sourire lumineux,  la plus ancienne librairie de Funchal alimente les rêves de beaucoup de Madériens. Poussez la porte et laissez-vous charmer.

 

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La maternité absolue : Maman de Louise Bourgeois

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Maman à Bilbao

Maman à Bilbao

Un peu partout dans le monde, au printemps on célèbre les femmes qui ont transmis la vie et cette fête des mères existait déjà chez les grecs et les romains. La sculptrice Louise Bourgeois a célébré sa mère en créant en 1999 une sculpture gigantesque d’araignée qui est devenue aussi célèbre que contestée. Comment peut-on appeler une araignée « maman » ? s’interrogent beaucoup d’occidentaux qui éprouvent une répulsion profonde pour les arachnides. L’artiste leur répond :

L’araignée est une ode à ma mère. Elle était ma meilleure amie. Comme une araignée, ma mère était une tisserande. (…) Comme les araignées, ma mère était très intelligente. Les araignées sont des présences amicales qui dévorent les moustiques. Nous savons que les moustiques propagent les maladies et sont donc indésirables. Par conséquent, les araignées sont bénéfiques et protectrices, comme ma mère.

Lorsqu’on se trouve sous les pattes de Maman (elle mesure environ dix mètres de haut), on se trouve partagé entre le sentiment de protection et d’étouffement de ce cocon, ces pattes si fines, si fragiles d’apparence et pourtant si protectrices ! Impossible de ne pas penser à sa propre mère ou à sa propre maternité. Une femme est prête à tout pour défendre ses petits. « Maman lionne » disait ma fille avec tendresse.

Elle ne savait pas que Louise Bourgeois avait connu en dehors de toute référence biographique une intuition d’artiste fulgurante : le symbole absolu de la maternité est l’araignée. Aucune créature vivante ne peut aller plus loin dans le sacrifice d’elle-même pour sa progéniture, le fameux sac d’œufs de marbre que Louise a accroché à son abdomen.

La plus grande partie des araignées prennent soin de leurs œufs mais aussi des petits après leur éclosion.

Diae ergandros sacrifie sa vie pour ses petits qui naissent dans son abdomen et la dévorent vivante.

Stegodyphus lineatus est une “matriphage”, c’est-à-dire qu’elle offre son propre corps à manger à ses petits. Dès qu’elle est fécondée elle se met à manger d’énormes quantités de nourriture et dès que ses petits sont nés, elle régurgite ce qu’elle a mangé. Pendant deux semaines elle leur offre des fluides qui contiennent ce qu’elle a mangé mais aussi ses propres organes internes. Ensuite les petits qui ont pris des forces escaladent le corps de leur mère et percent son abdomen.

Il ne reste qu’un squelette desséché de celle qui s’est sacrifiée pour ses enfants.

Qu’elle soit vivante ou morte, maman araignée s’occupe de ses enfants. N’est-ce pas ce que chaque enfant souhaite ou devrait souhaiter, dans un coin de sa mémoire, que sa mère soit toujours là pour lui ?

Que ce soit à Paris, Bilbao, Ottawa, Séoul ou Saint Petersbourg, on a installé une réplique de « maman ». L’occasion de réfléchir au sens d’une œuvre et à celui de l’amour total.

 

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Le Principe de Jérôme Ferrari, incertitude et compromissions

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Le principeVoilà un livre qui me rend perplexe.

J’avais entamé ce Principe avec le plaisir anticipé d’une lecture revigorante et fascinante, encore sous l’emprise du charme vénéneux du Sermon sur la chute de Rome.

La première partie du livre correspond aux attentes du lecteur : une immersion dans la pensée du physicien allemand Werner Heisenberg, prix Nobel de physique en 1932, au moment où, jeune chercheur, Il va révolutionner sa discipline avec son fameux « principe d’incertitude » qui donne son nom au livre.

Cette manière si particulière de Jérôme Ferrari de nous faire entrer dans un esprit en mouvements, déchirements et oppositions, voilà que le charme opère :

Vous aviez vingt-trois ans et c’est là, sur cet îlot désolé où ne pousse aucune fleur, qu’il vous fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu. (…) Pour vous, ce fut d’abord le silence, et l’éblouissement d’un vertige plus précieux que le bonheur.

Éblouissement du lecteur devant cette prose qui le prend au cœur.

Jérôme Ferrari utilise pour ce roman des fragments autobiographiques bien connus : le jeune philosophe désenchanté, son séjour dans les pays du Golfe, ses incertitudes face à un monde contemporain difficilement lisible.

Il a eu accès à des archives privilégiées pour écrire son livre qui est quoi, au fait ? un roman ? une biographie ? une page d’histoire ? une réflexion sur la petitesse des grands savants qui ne sont que des hommes ?

L’idée était ambitieuse et risquée : rendre à la fois un aspect extrêmement complexe de la physique actuelle, une personnalité de savant, son entourage (les acteurs majeurs de la philosophie et de la physique du XXe siècle), sa vie, le tout mâtiné de réflexions sur le monde contemporain par un jeune philosophe désenchanté pour opérer une mise à distance.

Cela fait beaucoup. Jérôme Ferrari voulait faire plus que regarder par-dessus l’épaule de Dieu, il voulait reprendre le rôle du Créateur et restituer un monde qui n’est pas le sien.

Dangereux culot ou terrible naïveté, ce superbe projet avait de quoi séduire, mais comment le mener à bout ?

En s’adressant directement au savant, avec la révérence nécessaire d’où l’utilisation du vouvoiement ? À noter que celui-ci disparaît dans la partie Énergie, après l’arrestation en 1945 de Werner Eisenberg et des autres savants qui ont participé aux recherches militaires de l’Allemagne nazie. Nous avons alors une longue description de la vie de ces savants dans leur résidence forcée de Farm Hall en Angleterre et nous abandonnons notre savant pour un développement certes intéressant mais affaiblissant considérablement le propos.

Trop de documentation tue le roman, on le sait tous, mais comment ne pas céder aux sirènes des documents historiques ?

Werner Heisenberg ne sort pas vraiment grandi du portrait qu’en fait l’auteur. Un égoïsme et une inconscience extraordinaire chez ce brillant physicien qui refuse de quitter l’Allemagne nazie non par courage mais parce qu’il habite un endroit magnifique ! Il collaborera aux recherches militaires du Reich  et au soldat américain venu l’arrêter il dira :

Regardez et dites-moi, je vous en prie : comment trouvez-vous notre lac et nos montagnes ?

Ce serait risible s’il n’y avait le contexte.

En définitive, ce savant surtout préoccupé de sa petite vie confortable, isolé dans sa bulle, méritait-il vraiment d’être mis en lumière ?

J’ai le sentiment que Jérôme Ferrari a hésité, repris plusieurs fois la structure de son roman, tâtonné entre des notions trop ardues pour la plupart des lecteurs (je me mets dans le paquet), un peu noyé par tout ce petit monde qui a viré à la légende (Bohr, Schrödinger, Einstein, Heidegger).

J’aime l’écriture de Jérôme Ferrari, même si là, parfois, elle a servi de remplissage, de vernis brillant pour ce court roman dont le principe, en fait, est surtout l’incertitude.

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Les foulques

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foulquesLa journée avait été difficile.

Rendre visite au vieux père de l’homme de ma vie soulève toujours des vagues conflictuelles d’émotions. Le vieil homme se trouve dans un EMS, établissement médico-social, l’équivalent helvétique des maisons de retraite. Nettement plus de personnel qu’en France donc de temps et de gentillesse, des vieillards impeccables, propres sur eux comme on dit. Pas de stress,  attention constante et atmosphère feutrée.

Un mouroir quand même.

Avant le repas c’est une cohue lente, le flot des résidents converge en direction de la salle à manger.  Des vieilles dames se tiennent par la main comme de gentilles petites filles et suivent sagement l’aide-soignante. D’autres se traînent avec leur déambulateur et parfois il y a collision et tricotage des pieds de métal, pourtant on évite toujours la chute. Il faut ajouter les fauteuils poussés par de vieux enfants las et les regards perdus ou absents de ceux qu’il faut nourrir lentement avec une cuiller. Les repas c’est le moment important, raison pour laquelle les menus sont affichés dans les chambres. La nourriture, la dernière chose à laquelle on se raccroche.

Le bâtiment est  très moderne, avec de la gaîté et des décorations faites par les pensionnaires à l’atelier bois et d’immenses baies vitrées donnant sur le  paysage de montagnes, superbe. Nous sommes en Valais dans les Alpes suisses, les pommiers en fleurs et les arbustes d’ornement éclatent de gaité, en levant la tête on voit que là-haut il y a encore de la neige. Du blanc, du rose indien, du vert tendre et le bleu intense du ciel.

Comme c’est beau ! En face de nous le vieil homme et sa lenteur et sa fragilité et ses mains décharnées qui tremblent. Derrière nous un brouhaha de mots et de silences.

Conversation difficile, « j’ai perdu les mots » dit tristement mon beau-père. Mon mari sourit tendrement, il se veut rassurant, il va chercher au fond de lui-même toute la tranquillité nécessaire pour rassurer celui qui a peur. Le vieil homme perd ses moyens intellectuels, il le sait, et pour lui qui avait tout misé sur sa brillante intelligence, c’est dramatique.

Comme le repas est long ! Regarder les montagnes, sourire, regarder les montagnes, poser une question en articulant et en criant, et puis renoncer devant l’impossibilité de comprendre la réponse, le silence, les montagnes, les arbres, oublier les autres pensionnaires.

– Je vous fais attendre…

– Quelle idée, tu vois, on n’a même pas commencé le dessert !

Personnellement j’aurais viré le cuisinier depuis longtemps, il ne sait donc pas que c’est le dernier plaisir qui leur reste ? Soupe industrielle, filets de poulet pané et röstis, céleri insipide, mais des couleurs sur le dessert, petit carré de génoise avec un rose violent.

Enfin la chambre, avant d’y arriver il a fallu attendre l’ascenseur puis affronter les pensionnaires prostrés dans le couloir, avant d’être confrontés à la violence d’un vieil homme qui veut frapper la personne responsable des animations.

La chambre et le silence. La solitude peuplée de sourires en blouse blanche, et les sursauts de révolte : le père veut partir, avoir son propre logement, mettre des fleurs sur le balcon, acheter une armoire, cuisiner ses repas et recevoir du monde ! Mais très vite l’épuisement le gagne, il nous signifie notre congé. Avant de partir :

– Il faut leur dire, aux autres. Je n’arrive plus à lire, plus à écrire, les lettres se mélangent, c’est illisible. Il me reste quinze mots mais j’ai besoin de voir du monde, il faut leur dire, aux autres.

Les autres, il ne sait pas lesquels, tout se mélange dans sa tête, les autres. Mon mari trouve de dernières ressources,

– Ça va aller, papa, ça va aller.

Nous fuyons l’EMS, pas envie d’attendre l’ascenseur peuplé de fantômes et de souriantes jeunes femmes, les vieillards n’ont pas bougé, tête dodelinante ou bouche ouverte, vite l’escalier mais un peintre travaille à l’étage en-dessous, il faut reprendre l’ascenseur et affronter la lignée de fauteuils roulants de l’étage suivant avant de crier un sonore au revoir sans réponse.

Et le soleil, le ciel bleu dur, tant de beauté, respirer, se rassurer.

Nous nous sommes arrêtés au bord du Léman, un peu avant Évian, quand le lac n’est pas encore domestiqué comme un gentil toutou à qui on met des collerettes de géraniums. Une roselière. Et dans un coin, le miracle de la vie : une femelle foulque est en train de bâtir son nid. Monsieur foulque lui amène des brindilles de roseaux, lève le bec en direction de madame qui prend la tige et la dispose sous elle. Le manège dure longtemps, nous restons immobiles, fascinés par leur entente.

Ces foulques en train de construire leur nid, cette vie de printemps et d’espoir, d’attente et de création, ce ballet créatif avec le doré des roseaux sous le soleil, le bleu profond du lac, toute cette beauté paisible offerte à notre désarroi. Émerveillement. Ressourcement. Au bout d’un moment des promeneurs se sont demandé ce que nous pouvions bien regarder et se sont approchés.  C’était trop pour la femelle : elle a quitté son nid en caquetant bien fort dans notre direction et le couple de foulques s’est éloigné loin de notre curiosité.

Le soir, au moment de nous coucher, mon mari m’a murmuré à l’oreille :

– Je ne veux retenir de cette journée que ce magnifique moment des foulques en train de construire leur nid.

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Au moins il ne pleut pas, roman sensible d’une aliyah

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Au moins il ne pleut pasPaula Jacques, productrice sur France Inter de Cosmopolitaine nous livre avec Au moins il ne pleut pas un joli roman sur l’Israël de la fin des années cinquante et le début des années soixante.

Fin de l’année 1959. Solly et Lolla Sasson sont des adolescents juifs égyptiens brutalement devenus orphelins ils ont respectivement quatorze et quinze ans. Personne dans la famille ne peut s’occuper d’eux, chacun des membres de leur famille étant occupé à émigrer. Les voilà donc confiés à l’Agence juive qui paiera leur passage sur le Macedonia jusqu’à Haïfa.

Deux enfants qui font leur aliyah, le retour en Israël.

Mais le retour sur la Terre Promise n’a rien d’enchanteur. Le frère et la sœur s’évadent du camp de réfugiés où on les a parqués et atterrissent à Wadi Salib, le quartier juif marocain de Haïfa. Ils logent chez Ruthie et Magda, deux rescapées de Buchenwald. Solly, débrouillard, s’acoquine avec Georgie, le neveu de Magda, pour des arnaques à la petite semaine pendant que Lolla, studieuse, entreprend l’étude de l’hébreu.

C’est une tranche de vie que nous offre l’auteur, une vie entre générosité et douleur, révolte et amour. Ruthie et Magda ont bien des secrets et la vie en Israël – patrie des juifs – n’est pas exempte de racisme. À petites touches Paula Jacques évoque le contexte historique : l’expulsion des habitants arabes de leurs maisons, l’arrestation d’Eichmann, la recherche des criminels de guerre, mais aussi le racisme vis-à-vis des juifs marocains que les Israéliens appellent les « Hébreux noirs » et les émeutes du quartier de Wadi Salib.

Voilà un roman historique honnête, bien écrit et documenté. Il ne prétend certainement pas au chef d’œuvre mais il se lit très agréablement. On suit des héros attachants, l’écriture est vivante, sensible, Au moins il ne pleut pas nous apporte un éclairage et un enrichissement de connaissances sur une période dont on parle peu.

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