Avec Ceux qui partent, Jeanne Benameur nous offre un roman d’une profondeur abyssale. Plus je le lis, plus cette difficulté de l’exil, la force qu’il exige de ceux qui partent, leurs renoncements, imprègnent ma lecture.
Le roman commence par une photo d’émigrants qui vont descendre du bateau, nous sommes à Ellis Island, à New York, en 1910 :
Ils prennent la pose, père et fille, sur le pont du grand paquebot qui vient d’accoster. Tout autour d’eux, une agitation fébrile. On rassemble sacs, ballots, valises. Toutes les vies empaquetées dans si peu. (p. 11)
Donato et Emilia Scarpa ne ressemblent pas aux émigrants poussés par la misère, ils sont là par choix, parce que Emilia veut goûter à une liberté qu’elle n’aura jamais en Italie. Andrew Jònsson, le jeune photographe, est le fils d’un émigrant islandais et d’une orgueilleuse « vraie Américaine » descendante d’une des immigrantes du Mayflower. Que cherche ce jeune homme riche, lorsqu’il prend des photos de ceux qui espèrent une vie meilleure ? Veut-il retrouver ses ancêtres dont on ne parle jamais chez lui ? Devenir le lien entre ces nouveaux émigrants et sa ville de New York ?
Parmi tous ces individus aux langues multiples qui ont quitté leurs terres, leurs drames ou leur misère pour tenter de devenir des citoyens américains, certains sont élevés au statut de personnages emblématiques, en particulier Emilia.
Il y a ceux qui restent et ceux qui partent. Toujours. Dans tous les grands textes. Et elle les connaît par cœur. Eux deux, désormais, font partie de ceux qui partent. Et elle pressent que le changement immense qui traverse les vies qui émigrent passera par elle, elle ne sait pas encore comment mais pressent oui, dans cet instant suspendu, que ce qu’on nomme le départ passe et repassera toujours par son corps à elle. (p. 19)
Emilia est le point focal de ce roman. Les hommes gravitent autour d’elle, Gabor le tzigane et Andrew l’Américain, mais aussi Donato le père, le grand homme, le comédien qui récite l’Énéide comme personne, imprégné de l’épopée fondatrice de Virgile, le grand texte latin inspiré de l’Iliade et de l’Odyssée grecques.
Donato ne se sépare pas de son livre, il est son support, son socle. Il représente la langue originelle, et Donato navigue entre le latin et l’italien, la culture ancestrale et la langue commune. Parce qu’émigrer, c’est décider de la question centrale de la langue : faut-il abandonner celle-ci pour en apprivoiser une nouvelle et se fondre dans la masse ? Persister dans son identité et sa culture, refuser l’acculturation, n’est-ce pas vouer toute assimilation à l’échec ? Esther, la rescapée arménienne des massacres turcs, se refuse à choisir :
Esther continue à écrire. Dans le silence de l’écriture elle entend les mots à l’intérieur d’elle. C’est sa langue. C’est un rempart fragile mais sûr. Personne jamais ne pourra lui enlever sa langue, où qu’elle soit. Elle écrit et c’est un trésor. L’idée lui vient que dans cette grande ville de New York il y a forcément des gens qui parlent aussi sa langue. Pourquoi n’y avait-elle pas songé avant ? Se dire qu’elle pourra la parler avec d’autres à nouveau. Le sourire est là, déjà, sur son visage. Parler sa langue c’est vivre avec soi-même, bien présent dans le monde. Et c’est bâtir comme une chaude maison autour de soi et de celui avec qui on parle. On peut ouvrir la porte, entendre les autres langues tout autour ou la fermer pour respirer juste dans l’espace des sons connus. Cette liberté-là est précieuse. Elle écrit et elle pense à la parole qui va d’un corps à l’autre, qui se perd dans l’air. Elle écrit qu’elle veut de nouveau ce partage-là. (p. 243-244)
Les volontaires à l’immigration passent une nuit à Ellis Island, et c’est pendant cette nuit que tout se noue et se dénoue. Unité de temps, d’action et de lieu. Nous nous trouvons en pleine tragédie classique.
Donato le grand Italien à la superbe dominatrice, n’abandonne jamais l’Énéide qui lui tient lieu de Bible et de soutien culturel. Il est le passeur dans cette histoire, Énée moderne à la haute stature qui mène son peuple pour fonder une nouvelle communauté.
Ceux qui partent peut être vu également dans une adaptation moderne de l’Énéide. Le premier siècle avant J.C. et le XVIIe siècle français, Racine et Virgile. Cette imprégnation de la culture classique, ce fondement d’une civilisation imprègne le roman, lutte contre les désarrois de ceux qui, descendus de leur bateau, sentent qu’ils ne sont pas les bienvenus.
Grazia, l’épouse défunte de Donato, l’accompagne, comme l’ombre de Créüse accompagnait Énée dans sa recherche d’une nouvelle patrie.
J’ai été surprise par la graphie « Creuse » à la place de l’habituelle « Créüse », surprise mais séduite par cette audace et ce glissement : Grazia, n’est plus de chair, elle est creuse d’une certaine façon, et l’idée fait son chemin dans l’esprit du passeur.
Une nuit pour se laisser envahir par les rêves, revenir à sa langue, découvrir l’amour charnel pour Emilia, l’espoir et l’apaisement pour son père Donato :
Jamais, jamais il n’abandonnera sa langue, il s’en fait le serment, à cet instant même. Et s’il faut apprendre à aimer dans des langues nouvelles, il le fera mais au comble de l’intime, quand les corps palpitent quand la chair est habitée pleinement, absolument, c’est sa langue qui en sera le souffle. Et les mots accompliront le voyage vers la chair palpitante de celle qu’il tiendra dans ses bras.
La lumière de ce matin est belle dans les cheveux de Donato Scarpa. (p. 313)
Tout fait signe, dans ce très beau roman sur l’exil, et la violence du texte originel transparaît avec Esther, une ville en flamme se superpose à une autre, la fureur des hommes est intemporelle. La foule d’Ellis Island remplace les marins d’Énée, les fonctionnaires obtus et tout-puissants se superposent aux vents contraires de l’antique épopée. Dans l’Énéide, on se méfie de ces marins qui débarquent, quels désordres vont-ils amener avec eux ? Dans l’Amérique de 1910, comme dans l’Europe contemporaine, on se méfie toujours des migrants, et ce roman restitue magnifiquement les peurs des uns et les espoirs des autres.