Une femme atteint la gloire dans le milieu très masculin de la cuisine alors que rien dans son origine sociale ne la prédisposait à un tel destin. L’ex-assistant et amoureux transi de la Cheffe raconte la vie de celle-ci telle qu’il a pu la reconstituer. À ce récit primitif s’entrelarde la vie du narrateur en Espagne dans un de ces ghettos pour retraités français de la classe moyenne (description cruelle et très réussie de ces vieux qui se comportent comme des jeunes, histoire d’avoir réussi leur vie).
La Cheffe, le personnage principal, animé de la grâce, qui transcende les produits pour offrir la quintessence du goût à ceux qui vont les ingérer, ne connaît qu’une faiblesse : sa fille. Et celle-ci causera sa perte, par jalousie, vanité et méconnaissance de l’instrument de travail de sa mère. C’est fort bien vu : nombre de restaurants ont sombré devant la sottise des enfants et l’amour inconditionnel des parents refusant de voir les incapacités de leurs rejetons.
Avant que la fin du roman nous surprenne et nous émeuve par sa douceur inattendue, il nous aura fallu tout de même avaler moult retours en arrière, dont beaucoup n’apportent rien à la tension dramatique ou à la compréhension du personnage. Cela s’appelle du remplissage.
C’était une très bonne idée de choisir une femme d’un milieu excessivement modeste se hissant au niveau des plus grands, parce qu’il faut bien reconnaître que les femmes cheffes se comptent sur les doigts d’une main et qu’elles viennent en général du milieu de la restauration.
C’était une très bonne idée de ne pas en faire une héroïne : pas très belle, pas très sympathique, la Cheffe est une taiseuse qui ne se fait pas d’amis et encore moins d’amants. Seulement un amoureux : le narrateur.
C’était une très bonne idée de parler de cette relation étrange, quasi érotique, de cette sujétion qui relie le mangeur avec celui qui va permettre l’assouvissement de sa passion de la nourriture. La cuisine élevée au rang d’art, de création, sublime l’homme tout comme elle peut l’avilir lorsqu’il oublie de faire appel à son intelligence.
Pourtant…
Comment peut-on décrire une femme qui vise à l’épure, qui atteint les confins de l’abstraction, avec une telle prose ? Comment peut-on faire ingurgiter au lecteur des phrases si boursouflées ? Exemple :
Ceux qui allaient devenir mes collègues et que la Cheffe avait embauchés avant moi me dirent qu’elle paraissait resplendir alors d’une joie constante que n’entamaient pas les tracas ordinaires ni la fatigue, ils me dirent que son visage semblait en permanence lissé, baigné d’un muet, d’un obstiné contentement, comme tiré vers l’arrière par le chignon serré et par l’enchantement, ils me dirent aussi, ce qui me fut confirmé par la vieille Ingrid, que les seuls instants où ce visage se plissait imperceptiblement étaient ceux où la fille de la Cheffe apparaissait ou même simplement faisait entendre de la pièce voisine ou de la rue sa voix haut perchée, revendicatrice et plaintive, alors la Cheffe rentrait légèrement la tête dans son cou et, comme un chien qui ne sait quel accueil lui fera son maître lunatique, tendait l’oreille avec une discrète appréhension que devinaient pourtant ceux qui la côtoyaient chaque jour, qui disparaissait dès que sa fille s’était éloignée ou que la voix de celle-ci s’était tue ou encore que cette fille versatile montrait, entrant dans la cuisine, une figure souriante, presque exagérément aimable et enjouée et si parfaitement imprévisible que la Cheffe en avait une sorte de choc, elle devenait timide étrangement et, avec sa fille, d’une servilité pénible.
Avouez que pour un roman sur une cuisine épurée, c’est du brutal.
On connaît le style de Marie Ndiaye, cette façon d’envelopper le lecteur dans de subtils développements. Mais là, dans ce cas précis, la recette de cuisine ne prend pas. La sauce est trop lourde, trop séductrice, très exactement l’opposée de ce que voudrait servir la Cheffe, héroïne de l’opus.
J’avoue avoir apprécié le métier, la façon de monter le mille-feuille, mais il y a beaucoup trop de couches, beaucoup trop de gras. Que dire de la première fois où la Cheffe cuisine l’équivalent du festin de Gervaise dans L’Assommoir ? Morceau de bravoure extraordinaire si l’on oublie que cette gamine de seize ans montre le savoir-faire d’un vieux briscard de la cuisine alors qu’elle n’a aucune formation. Le roman pêche d’ailleurs de ce côté-là, parce que à part avoir observé la cuisinière des bourgeois chez qui elle a été placée, les Clapeau, ou le cuisinier du restaurant où elle est engagée comme aide, aucune formation. La connaissance et le génie ex-nihilo. À la fois littéraire et cavalier, non ?
Ce roman d’une cuisinière se limite en définitive à de la cuisine d’écrivain dont la recette est connue.
Marie Ndiaye
Gallimard, octobre 2016, 275 p., 17,90 €
ISBN : 978-2-07-011623-2