Je vous propose une saga norvégienne familiale, pour sortir de l’hexagone et de ses micro-tourments biographiques : Cent ans de la vie d’une famille vus à travers le regard des femmes qui se succèdent de génération en génération.
N’attendez pas de grandes envolées lyriques, une ode au passé de familles triomphantes, avec histoires d’amour et déchirements, entre Dallas et Le sang de la vigne où la belle héroïne est sacrifiée sur l’autel de la cohésion et de la richesse familiale. Saga est un mot mal choisi pour ce texte puissant, rugueux, plein de sentiments violents qui ne doivent rien à la fiction. Ce livre tient de l’arrachement et de l’imprécation.
Lisez plutôt les toutes premières lignes de ce pavé de presque six cents pages qui se dévore de manière addictive :
La honte. Pour moi, c’est le cœur du problème. La honte, j’ai toujours essayé de la camoufler, de l’esquiver ou d’y échapper. Écrire des livres est en soi une honte difficile à cacher puisqu’elle est documentée de manière irréfutable. La honte y trouve son format, pour ainsi dire.
Durant mon enfance et mon adolescence à Versterälen, je tiens un journal dont le contenu est terrifiant. Si éhonté qu’il ne doit tomber sous les yeux de personne. Les cachettes sont diverses, mais la première est dans l’étable vide de la ferme que nous habitons. Sur une solive que je peux atteindre par une trappe aménagée dans le plancher et qui servait autrefois à évacuer le fumier. l’étable devient en quelque sorte un lieu d’asile. Vide. À part les poules. Et j’ai pour tâche de leur donner à manger. […]
Un dimanche matin, il fait son entrée dans l’étable. Je pense à me sauver mais il bouche l’entrée. Je dissimule le carnet en le faisant glisser dans ma botte avant même qu’il ne s’en rende compte. Ce n’est pas non plus le carnet qui l’intéresse, car il ignore encore ce que je peux bien trouver à écrire.
Le premier chapitre de ce livre est d’une extraordinaire dureté ; il explique comment l’auteur et narratrice en est venue à raconter l’histoire de sa famille en commençant par son arrière-grand-mère Sara-Suzanne.
Celui qui raconte une histoire choisit ce qui lui convient de raconter. C’est ainsi que l’on peut enterrer les pires histoires de famille et que chacun doit repartir à zéro. Quant à ma propre histoire, je ne me souviens pas beaucoup de ce qui m’a formée. Peut-être parce que je ne veux pas m’en souvenir. J’ai employé tant d’énergie à aller de l’avant, aussi vite que possible. Comme si on pouvait construire l’avenir sans avoir besoin de regarder en arrière.
Herbjørg Wassmo revient en 1861, quand Sara-Suzanne son arrière-grand-mère, vient de se marier.
De grands bancs de harengs envahirent les côtes du Vesterälen et l’année suivante, d’autres régions purent ainsi profiter de ce « trésor de la mer ».
Rien d’aimable ou de romantique, le lecteur comprend très vite. Dans ces régions du nord de la Norvège où se déroule l’histoire de la famille, pas de gras pâturages, seulement des immensités de tourbières, avec la mer qui s’insinue partout, et le froid, et la nuit qui s’étire :
La brume pouvait être si épaisse dans le détroit qu’on n’en voyait pas l’entrée. La marée montante gelait en une heure pour ensuite se craqueler et disparaître dans le courant l’heure après. A marée basse, les algues étaient éparpillées comme du fumier.
Dans ce pays, la richesse, c’est le hareng. Des pages magnifiques décrivent l’allégresse des pêcheurs, dépeceurs, saleurs, de toute la population locale, quand « le trésor de la mer » s’offre avec générosité et que tous pourront profiter de cette manne.
Sur quatre générations, on suit la vie de l’arrière-grand mère, Sara-Suzanne, de la grand-mère, Elida, de la mère de l’auteur, Hjørdis, avant de clore avec la propre vie de Herbjørg. Le rythme obsédant des grossesses, des accouchements, les petits au sein et les autres à nourrir. Cent ans est un livre de femmes. Qu’elles aient été poussées au mariage pour ne plus être une bouche à nourrir, qu’elles aient choisi par amour ou par révolte le compagnon de leur vie, peu importe : les enfants se succèdent, sans relâche ; immenses familles dont les aînés paient le prix fort.
L’auteur ne nous décrit pas des temps très anciens, pourtant cela nous semble irréductiblement étranger : la présence obsédante de cette nature hostile, de la mer insinuante et dangereuse, la misère effroyable de la population lapone, le poids de la religion, le mépris dans lequel sont tenues les familles du Nord dans la capitale qui s’appelle encore Kristiana :
- À moi, ils disent qu’on est une bande de romanichels venus du Nord et qu’on devrait retourner d’où on vient. Qu’on fait des petits comme des lapins et qu’on vole le travail et le pain des gens honnêtes.
Les enfants sont victimes des autres enfants, les logements sont « interdits aux Juifs et aux gens du Nord ».
Dureté de la vie, même quand l’aisance vient, ces femmes débordées par la maternité, les soucis matériels, ces femmes qui portent leur famille comme un fardeau et une fierté, bouleversent.
La génération de la mère de l’auteur lui permet de parler de la seconde guerre mondiale, avec son lot de compromissions et de résistance, mais là, c’est une chanson que nous connaissons.
Herbjorg Wassmo, dans ce texte autobiographique et familial, tisse une toile rêche où s’emmêlent générations, destins, regrets et fiertés.
Une saga rude et dépaysante à lire avant tout voyage en Norvège, si possible. Magnifique.
Herbjørg Wassmo
Traduit du norvégien par Luce Hinsch
Gaïa, février 2011, 557 p., 24€
ISBN : 978-2-84720-182-6