Chine, Delphine et Stéphane ont quatorze ans. Ils ont été admis à l’École de danse de l’opéra où ils sont internes, et leurs regards croisés nous font pénétrer ce monde plein d’exigences. Entre désir de dépassement de soi pour atteindre la perfection d’un pas, volonté de faire partie des sélectionnés pour la deuxième année et émois adolescents, l’auteure nous livre un portrait tout en nuances et en sensibilité de ce monde si particulier, si fermé des petits rats de l’opéra.
L’internat est un bouleversement pour tous. Stéphane découvre que le monde familial a changé en son absence ; les parents de Delphine sont un peu déboussolés par le vide de la maison, cinq jours sur sept ; la douleur de Chine dont la mère-enfant est soulagée de se débarrasser trois week-end sur quatre de cette adolescente encombrante, tout est raconté sobrement. Différents milieux sociaux, éducatifs, mais une même passion : danser, et cela transcende les vies.
J’ai beaucoup aimé ce livre, pour sa tendresse envers ses jeunes personnages, pour sa vérité humaine, pour son style tout en nuances et en sensibilité.
Par exemple le portrait de Chine par Delphine :
Chine est la fille la plus silencieuse que j’aie jamais connue. Elle arrive à ne pas faire grincer la porte de la salle de bains quand elle va prendre sa douche, et dans la chambre c’est toujours un courant d’air qui me fait comprendre qu’elle a ouvert la fenêtre. Quand elle mange, qu’elle mâche, c’est comme si elle se nourrissait de nuages ; elle lit des livres qu’on croirait sans pages ; son téléphone ne sonne, ne vibre pas ; sa brosse glisse sur ses cheveux, sans jamais accrocher un nœud. Elle me fait penser à une poupée tout emballée de ouate, dans sa boîte. (p. 29)
Delphine, la fille unique très gâtée, très populaire, change peu à peu, transformée par l’internat et la loi inflexible de la danse :
Où est ma place ? Dehors ou dedans ? La vérité c’est que dehors, la danse, la musique – les nocturnes de Chopin sur les grands pliés – me manqueraient, et que dedans, je n’en finirais jamais de courir après les appels en absence de maman.
Elle analyse avec lucidité le monde qui sépare les danseuses des autres femmes :
Métier, passion… Le plus dur, je crois, est de devoir décider maintenant, comme si on n’avait que quelques secondes, pour monter dans un train pour un trajet très long, un train sans arrêt et sans retour en arrière possible. Faut pas se gourrer de destination. C’est con, mais je suis un peu triste à l’idée que je ne ressemblerai jamais à ma mère, une femme ronde de partout, qui a une incroyable collection de tabliers et de livres de cuisine. Le genre de bonne femme, si tu la croises dans la rue, tu te dis qu’elle a eu au moins quatre enfants. Les danseuses sont plus sèches, elles ont les os « pointus », peut-être vieillissent-elles moins bien, même si elles se font appeler Mademoiselle toute leur vie, et qu’elles gardent leurs cheveux longs, comme les jeunes filles. C’est la scène qui les rend belles, d’une beauté éphémère, car en vrai elles sont toujours un peu… décevantes, comme ternies par le monde réel. (p. 117-118)
« Ternies par le monde réel »… C’est imagé comme le grand miroir qui contraint les danseuses à la bonne position. La fin douce-amère, je ne vous la raconterai pas. Elle clôt magnifiquement cette ouverture dans un monde qui restera définitivement fermé à la plupart d’entre nous.