Rien ne s’oppose à la nuit m’avait troublée, fascinée, heurtée. Je n’ai pas eu envie de me précipiter sur D’après une histoire vraie, trop de battage médiatique. Et voilà que j’y suis revenue, et voilà que très vite j’ai été embarquée : impossible de se tromper, cette façon d’emballer le lecteur, de l’enrouler dans des éléments autobiographiques aisément identifiables et d’autant plus fallacieux dans leur apparente évidence, c’était du grand art, de la rouerie d’écrivain confondante !
Jubilation.
Résumons le propos : Delphine a mal supporté le succès de son livre précédent et de l’onde de choc qu’il a créée dans sa famille. Fragilisée, elle rencontre dans une soirée L., jeune femme qui lui ressemble beaucoup et qui réussit très vite à devenir une amie intime indispensable à son quotidien. L. est un écrivain fantôme, un ghost writer, un nègre pour célébrités, versant obscur de Delphine en pleine lumière. L. ne veut rencontrer ni François, le compagnon de Delphine, ni Louise et Paul, les enfants de celle-ci, ni aucun de ses amis. Durant cette période très particulière où L. prend le pouvoir, Delphine vit un moment de vacuité intense : ses enfants ont réussi leur bac et prennent leur envol, François réalise une série documentaire aux États-Unis et est souvent absent, de plus elle reçoit des lettres anonymes particulièrement violentes d’un membre de sa famille. Vacuité, déstabilisation familiale et personnelle, difficulté à écrire : dépression latente.
L. s’engouffre dans la brèche, supplée aux incapacités momentanées de Delphine vis-à-vis de ses obligations administratives et autres, se rend indispensable. L. a tout lu de Delphine, ses romans, la moindre de ses interviews, c’est la fan absolue au sens de fanatique. Malaise. Que va-t-elle écrire maintenant, lui demande L. ? Delphine veut revenir à la fiction alors que L. pense que celle-ci a des obligations envers ses lecteurs :
— Les gens s’en foutent. Ils ont leur dose de fables et de personnages, ils sont gavés de péripéties, de rebondissements. Les gens en ont assez des intrigues bien huilées, de leurs accroches habiles et de leurs dénouements. Les gens en ont assez des marchands de sable ou de soupe, qui multiplient les histoires comme des petits pains pour leur vendre des livres, des voitures ou des yaourts. Des histoires produites en nombre et déclinables à l’infini. Les lecteurs, tu peux me croire, attendent autre chose de la littérature et ils ont bien raison ; ils attendent du Vrai, de l’authentique, ils veulent qu’on leur raconte la vie, tu comprends ? La littérature ne doit pas se tromper de territoire. […]
— […] Les gens, comme tu dis, ont peut-être seulement besoin que ça sonne juste. Comme une note de musique. D’ailleurs, c’est peut-être ça, le mystère de l’écriture : c’est juste ou ça ne l’est pas. Je crois que les gens savent que rien de ce que nous écrivons ne nous est tout à fait étranger. Ils savent qu’il y a toujours un fil, un motif, une faille, qui nous relie au texte. Mais ils acceptent que l’on transpose, que l’on condense, que l’on déplace, que l’on travestisse. Et que l’on invente. (p. 102-103)
Nous sommes au cœur du roman : quelle littérature veut le lecteur, et qu’accepte de lui donner l’écrivain ?
— […] L’écriture doit être une recherche de vérité, sinon elle n’est rien. Si à travers l’écriture tu ne cherches pas à te connaître, à fouiller ce qui t’habite, ce qui te constitue, à rouvrir tes blessures, à gratter, creuser avec tes mains, si tu ne mets pas en question ta personne, ton origine, ton milieu, cela n’a pas de sens. Il n’y a pas d’écriture que l’écriture de soi. Le reste ne compte pas. c’est pour ça que ton livre a rencontré un tel écho. (p. 105-106) […] Ton livre caché, moi je sais ce que c’est. Je le sais depuis le début. Je l’ai compris la toute première fois où je t’ai vue. Tu portes ça en toi. Nous portons ça en nous. Toi et moi. Si tu ne l’écris pas, c’est lui qui te rattrapera. (p. 109)
Ce « livre caché », L. compte bien que Delphine l’écrive. Elle fera tout pour. Le roman est haletant comme un thriller et le lecteur se retrouve piégé, englué dans la toile d’araignée qu’on lui tend. Au fait, qui tient les commandes dans cette histoire qui tourne autour de la notion de littérature ? Cette pure fiction aux relents d’autobiographie égare le lecteur :
On parlait de pure fiction, jamais de pure autobiographie. On n’était donc pas complètement dupe. Mais après tout, peut-être que ni l’une ni l’autre n’existaient. (p. 449)
Ce vrai mensonge bourré de références joue la carte de l’honnêteté : Delphine de Vigan annonce la couleur dès le premier chapitre en citant Stephen King dans son livre Misery :
il avait l’impression d’être un personnage dont l’histoire n’était pas racontée comme des événements vrais, mais créée comme dans une fiction. (p. 11)
Delphine de Vigan réécrit Misery avec un brio époustouflant. Presque quarante ans après sa parution le roman de Stephen King trouve sa version française où le milieu intellectuel parisien prend la place des grands espaces américains (n’oublions pas que son ami François se trouve – pure coïncidence – aux States). Comme chez son devancier la lectrice fanatique au passé trouble prend le pouvoir et l’écrivain devra ruser pour recouvrer sa liberté. De Séduction à Trahison le chemin du lecteur n’est pas de tout repos. Il frissonne avec délices : s’il a oublié le roman de Stephen King, peu importe, le huis-clos entre L. et Delphine se suffit à lui-même ! Comme dans Misery la lectrice psychopathe joue double-jeu face à l’écrivain. Elle lui sauve d’abord la vie (l’accident de voiture chez King, l’étouffement par une amande chez De Vigan) avant de le contraindre à faire ce qu’elle veut. Terrifiant pouvoir des lecteurs qui donnent la vie à l’écrivain en le lisant et qui peuvent le contraindre à écrire ce qu’ils n’ont plus envie d’écrire.
Quelle adaptation ! Précise jusque dans les détails comme les lettres anonymes tapées à la machine à écrire, échos du texte publié en caractères de machine à écrire dans le roman de Stephen King, sans compter les nombreux passages sur les liens entre l’auteur et le lecteur. Car c’est de cela dont il s’agit : du pouvoir de la littérature qui revient en boomerang vers celui ou celle qui écrit.
Les deux livres recèlent, en plus du jeu sur la littérature, de fines analogies. À l’accident de voiture de l’écrivain américain correspond l’accident d’écriture de l’écrivain français : ce livre qui a eu un succès inattendu et dévastateur peut être considéré comme l’accident lui ôtant ses forces vitales.
L. veut obliger Delphine à revenir creuser sa chair vive tout comme Annie refuse que Paul Sheldon tue le personnage de Misery.
Je refuse de me transformer en personnage de fiction. L’écriture est peut-être une activité masturbatoire, mais Dieu me garde de sombrer dans l’autocannibalisme dit encore le maître du frisson américain par l’intermédiaire du héros de Misery. Vraiment ? Est-ce si simple ? Et quand on a mis le doigt dans l’engrenage, comme Delphine de Vigan dans Rien ne s’oppose à la nuit ?
Les deux inquiétantes lectrices prennent le pouvoir. Si Annie tranche le pied de Paul avec une hache, Delphine tombe prosaïquement dans les escaliers. Le résultat est le même : comme son alter ego américain elle se retrouve prisonnière en pleine campagne avec sa geôlière. L. est-elle une meurtrière qui a mis le feu à sa maison d’enfance ? Et son mari suicidé en pleine montagne ? Empoisonne-t-elle Delphine avec de la mort-aux-rats ?
Cette lutte superbe entre deux femmes et deux conceptions de la littérature, je ne vais pas la déflorer, le lecteur ne me le pardonnerait pas.
Qu’est-ce qu’écrire ? Quelles forces cet acte met-il en branle ? Que doit sacrifier l’auteur à ses lecteurs ? Quelle vérité dans la fiction ?
J’ai dit que je ne voulais pas gâcher le suspense final, « spoiler » comme on dit si vilainement désormais. Pourtant, je ne résiste pas au plaisir de citer le dernier feu d’artifice. L. (elle), l’écrivain fantôme, ne signait pas ses livres, mais exigeait le Mot FIN suivi d’un astérisque par contrat.
Et alors, parce qu’il n’aurait pas pu supporter de faire autrement, Paul Sheldon sortit la dernière page du rouleau de la machine à écrire et traça à la plume le mot le plus aimé et le plus détesté dans le vocabulaire d’un écrivain : FIN.
Plus que Conan Doyle obligé de ressusciter Sherlock Holmes malgré sa lassitude, plus que le moyen Drood de Dan Simmons, je pense à John Grisham obligé de revenir aux thrillers après sa somptueuse évocation de son enfance dans La dernière récolte.
Décidément en littérature les jeux de miroir et les références nourrissent le texte, comme la biographie de L. constituée des fragments de romans contenus dans la bibliothèque de Delphine. Mais alors, qui est-elle ? L. double fantasmé, écrivain fantôme, double de l’auteur ? Laissons les lecteurs à leur grille de lecture et l’auteur à sa jubilation. Une seule leçon à retenir : l’écrivain vierge n’existe pas, il se nourrit d’influences conscientes ou non. Delphine de Vigan nous le démontre ici avec un brio, une profondeur et une rouerie stupéfiants.