C’est un livre énorme et violent que celui que Ananda Devi a publié en janvier 2018, un roman où tout déborde jusqu’à la nausée : la nourriture et le corps, les images et la cruauté obsessionnelles ; c’est un roman de la dévoration et de l’excès, une métaphore transparente de notre société qui se détruit dans la surabondance.
L’héroïne de Manger l’autre est une adolescente d’une obésité hors norme : elle pèse plus de dix kilos à sa naissance et déchire sa mère dans tous les sens du terme. Cette dernière fuira très vite, ainsi que toutes les nourrices qui se succéderont pour nourrir ce bébé à l’appétit insatiable. Bien sûr on ne peut que penser à Gargantua, le monstrueux bébé de Rabelais. Les illustrations de Gustave Doré ont peut-être inspiré l’auteur, qui sait ? Le livre est tellement visuel ! Cet aspect rabelaisien, ce côté « hénaurme » est essentiel ; la lecture du roman serait insoutenable sans la truculence et l’excès de nourriture, les descriptions gourmandes des repas concoctés par le père aimant, à la fois remèdes et poisons.
La mère s’enfuit mais le père reste, compense, aime pour deux. Il écrit… des livres gastronomiques qui se vendent fort bien. Tout ramène à la nourriture et aux images.
Le « bébé éléphant » devient « la couenne » à l’école primaire, et ses bourreaux ne se lassent pas de la prendre en photo et de laisser des commentaires. L’enfant est un phénomène de foire. Le père raconte à sa fille qu’elle est le résultat de l’absorption de sa sœur jumelle. Il cuisine donc pour « ses chéries » des plats magnifiques qui font saliver le lecteur. Celui-ci a ensuite la nausée devant le besoin insatiable de nourriture de l’enfant.
Excès d’amour et de gras, poisons sucrés et dépendance. Et l’enfant enfle, enfle… Son estomac jamais satisfait fait gonfler à la fois son corps monstrueux et l’excitation de ses bourreaux.
À l’adolescence la voilà cloîtrée chez elle, quasi incapable de bouger, prisonnière de ce corps en expansion et de la solitude qu’il implique. Jusqu’à la rencontre avec René, le menuisier appelé au secours par les pompiers pour la délivrer de la porte au milieu de laquelle elle est restée coincée. Découverte des plaisirs du corps mêlés à ceux de la nourriture avec la complicité du père.
Mais le bonheur ne dure pas entre ces deux éclopés de la vie. Ils sont très vite rattrapés par Internet, où circulent des photos de l’adolescente prises par René. La fin du roman atteint des sommets de cruauté et d’horreur qui vont vous laisser pantelants, sonnés par les excès sacrificiels exigés par notre société du spectacle.
Un seul conseil : ne lisez pas le roman d’une traite si vous ne voulez pas ressentir une sensation d’étouffement. L’écriture sans fioritures, précise, sensuelle et visuelle accompagne et magnifie la puissance du propos. Oui, nous sommes à la fois esclaves et bourreaux des médias qui ont pris le pouvoir en si peu de temps : oui, nous consommons jusqu’à la nausée, jusqu’à notre perte. Reste la possibilité de réagir avant qu’il ne soit trop tard.
Une fatwa d’un nouveau genre est lancée contre moi. J’ai commis le sacrilège de ne pas me plier au culte de la minceur et de m’exposer sans honte. L’hallali est crié de clocher en clocher, de ville en ville, de pays en pays, de monde en monde.
Oui, je suis le seul être humain qu’on voit depuis l’espace. Je suis le dieu transitoire et grotesque de l’univers virtuel, celui dont tous veulent constater la réalité, celui qui les poussera vers des sommets de sidération avant qu’ils ne s’acharnent à l’anéantir pour mieux se persuader de leur pouvoir. Ce qu’on appelle les phénomènes viraux sont nos nouvelles divinités ; ils savent capter nos passions éphémères.
Je suis un lac de détresse. Je suis une larve broyée. […].
J’aurais dû le savoir, le prévoir. L’œil me suit depuis toujours, comme il nous suit tous, vous aussi. Il surveille, il voit, et il ne pardonne rien. Mais il ne fait pas que regarder, il alimente les peurs, les suspicions, la paranoïa, la haine. Il vous nourrit de gerbe et de poisons. Il vous transforme. Demain, vous ne verrez plus vos proches de la même manière. Demain, le lointain sera un territoire de menace. Réunis dans cette quatrième dimension, vous verrez le monde réel comme la source de tous les dangers, celui contre lequel il faudra se barricader pour vivre par écran interposé son anéantissement. Tout y passera : mises à mort, tortures, actes les plus pervers, et chacun aura le doigt sur le bouton qui déclenchera la vague de rétribution. Demain, la nuit virtuelle nous engloutira et vous n’y pourrez rien.
Petit à petit, je sens une autre intention dans les commentaires. Si c’était moi qui ressemblais à ça, disent-ils, je me suiciderais.
Et c’est repris un peu partout, belle chorale tueuse, chant de la horde déchaînée, je me tuerais si j’étais elle, je serais déjà morte de honte, une abomination c’est ça qu’elle est, comment peut-on vivre avec ce corps […], on n’a pas le droit, quand on est comme ça, d’exister, on a le devoir de s’effacer. (p. 191-193)