Em, de Kim Thúy : éclats de vie et d’horreur

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Kim Thúy, l’autrice québecoise de ce court et dense roman, avait dix ans lorsqu’elle est partie du Vietnam avec sa famille dans une cale de bateau. Elle fait partie de ces centaines de milliers de boat people qui ont fui le régime communiste. Dix ans, c’est un âge suffisant pour imprimer à jamais dans sa mémoire à la fois son pays d’origine, les traumatismes de la guerre et la douleur de l’exil.

Les héros de son dernier roman, Em, sont des oubliés de l’Histoire, les enfants nés des femmes soumises au plaisir des colons français puis des soldats américains. Que sont devenus ces enfants dont on ne parle jamais ? Ils sont les héros fragmentés de ce livre qui réunit Tâm, Louis et Em Hông qui deviendra Emma-Jade.

Tâm est née des amours d’Alexandre, son père français planteur d’hévéas et de Mai, l’adolescente qui était chargée de le détruire, mais qui est tombée amoureuse de lui. Le géniteur de Louis était noir, quand à Em Hông, sa peau est très pâle.

Leur histoire à tous les trois va se croiser, se mêler à des faits historiques, comme le massacre de My Lai. De cours chapitres, des notations de personnes, des témoignages réduits à l’os et le massacre prend une violente résonance pour le lecteur.

Les paysans ne craignent pas les soldats à cause de leurs grenades et de leurs mitraillettes, ils redoutent leur imprévisibilité. Mais puisque le village est habitué aux patrouilles surprises, les voisins ont continué à prendre leur petit-déjeuner, […] et les enfants ont couru vers les soldats qui arrivaient à pied, espérant recevoir chocolats, crayons et bonbons. Personne ne s’attendait à ce qu’ils mettent le feu aux huttes en tirant avec la même allégresse sur les poules et sur les humains.

La veille, Tâm s’est couchée enfant ; le lendemain, elle se réveille sans famille. Elle est passée des rires spontanés au silence des adultes aux langues coupées. En quatre heures, ses longues tresses de gamine se sont défaites devant des crânes scalpés. (p.37 et sq)

L’horreur et la sidération des témoignages, la description du massacre et de ses atrocités en une page et demie que je n’ai pas transcrite ici. Cette violence-là, le lecteur ne peut pas s’en préserver.

Louis fait partie de la deuxième génération, celle des enfants de GI’s; il survit à Saïgon grâce à l’aide de toute une série de « mères ».

Il sait que la mère qui l’a allaité voulait le garder en vie pour le louer aux mendiants professionnels. Un bébé aux membres mous confère à la main tendue d’une femme en haillons la noblesse de la maternité. […] Louis savait différencier l’odeur de ses mères d’un jour. […] Ses mères ont enseigné à Louis comment rôder autour des kiosques de rue pour récupérer le reste des bols avant que leurs propriétaires ne le chassent.

À sept ans, il est possible de se présenter à une terrasse bondée de militaires pour nettoyer des bottes encore tachées de sang ou pour y déclencher une grenade, suivant l’ordre des adultes.

Un jour, on abandonne un bébé à côté de Louis sous le banc où il dort.

Spontanément, il a volé un carton de nouilles instantanées vide pour pouvoir y déposer le petit être aux cheveux clairs et aux yeux clos.

Louis va donner à cette petite fille qu’il appellera « Em  Hong », petite sœur, la tendresse d’un grand frère, jusqu’à ce que le bébé intègre un orphelinat.

Et puis c’est l’opération Babylift, opération de sauvetage (autant que de communication) des enfants que l’armée américaine a semés sur le territoire vietnamien. On va évacuer les « poussières de vie » comme on les appelle.

La suite du roman, je m’en voudrais de la dévoiler. Je dirai seulement que du départ du Vietnam à l’installation dans leur pays d’accueil, les fils ténus que sont les vies rencontrées dans le texte vont disparaître, se croiser, parfois renouer. Au fond comme dans notre vie à tous, me direz-vous. Pas exactement. Ajoutez une guerre qui a duré presque vingt ans, l’impossibilité d’oublier au fil des décennies ce qui sépare le pays du Nord de celui du Sud et la douleur de l’exil. Ces éléments rendent ces fils semblables à l’œuvre de Louis Boudreault reproduite en première de couverture du livre. Cette magnifique broderie de soie sur la toile éclaire totalement le sens de ce texte empli de beauté et d’horreurs qui coulent ensemble dans langue claire et souvent poétique :

Contrairement à ce que laissait entendre son nom, l’agent orange en tant que défoliant était plutôt rose ou brunâtre. […] Malgré son efficacité, l’agent orange n’est pas parvenu à empêcher le riz de repousser. Il avait été précédé par d’autres agents : le vert, le rose et le pourpre. Après lui, des chimistes ont inventé le blanc et le bleu. Chaque variété était indiquée par une bande de couleur peinte directement sur le fût. […] Ensemble, ils constituaient les « Rainbow Herbicides » de l’opération « Ranch Hand ».

Les enfants qui ont eu la chance de vieillir ont vu en dix ans ces quatre-vingts millions de litres d’herbicides aux couleurs de l’arc-en-ciel faire la pluie au milieu du beau temps. (p.142-143)

Je vous laisse découvrir les terribles conséquences de cet arc-en-ciel.

À la fin de Em, ce petit mot qui incite à la douceur et à la tendresse, comme son homophone  français « aime », Kim Thúy évoque les éléments historiques de cette guerre du Vietnam que l’on appelle là-bas guerre des Américains et les blessures qui ne sont pas prêtes à se refermer.

J’ai appris beaucoup de choses dans ce roman, où Kim Thúy – qui vit au Québec et a exercé (entre autres) le métier de couturière – tisse des liens fragiles et aléatoires entre ses personnages ballottés par l’Histoire et le cynisme des états.

Em
KimThúy
Liana Levi, mars 2021, 160 p., 15€
ISBN : 979-10-349-0380-1

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2 réflexions sur « Em, de Kim Thúy : éclats de vie et d’horreur »

  1. alainx

    Lorsque j’ai lu, au début de ton analyse, « les enfants nés des femmes soumises au plaisir des colons français », je n’ai pu m’empêcher de penser à ce jeune vietnamien de mon âge, nous avions 12 ans, voisin de chambrée au centre de rééducation où j’étais à l’époque. Il était l’un de ces enfants que tu évoques, orphelin, avec, cerise sur le gâteau, la poliomyélite, comme moi, c’était au moins un triste point commun.
    À l’époque j’ai su peu de choses de son passé. Il parlait parfois « de parents qui l’avait abandonné, mais de toute façon je ne sais rien d’eux ». J’ai compris plus tard. Trop tard peut-être. Après les années au Centre, on est resté en contact, de loin en loin. Il devint photographe de mode professionnel, bénéficiant d’une excellente réputation dans ce petit milieu de la mode. Certains créatifs ne voulaient travailler qu’avec lui pour valoriser leur travail. Quelques années ont encore passé et puis j’ai appris son suicide.
    C’est avec cette histoire en fond de pensée que j’ai lu la suite de ton texte.
    « Que sont devenus ces enfants dont on ne parle jamais ? »
    Alors voilà, je parle de ce que je connais.

    « J’ai appris beaucoup de choses dans ce roman ». Je m’interroge pour moi-même. Ai-je envie de découvrir plus loin ce que j’ai pu peut-être pressentir chez ce voisin de chambre, si intelligent et fin et que j’admirais. Parfois il semblait parti ailleurs, tellement loin, et parfois tentait de maîtriser ses larmes la nuit dans son lit, mais j’entendais.

    Peut-être dois-je lire ce livre, en mémoire de lui.

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      L’histoire de ces enfants est très mal connue, en effet, et je pense que cela vaudrait la peine que tu lises ce livre qui est très court mais très évocateur. Il est d’ailleurs tiré de témoignages.

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