La fête des mères de Richard Morgiève, collier de douleur et d’amour

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Après un grand silence qui m’a fait battre le cœur pour toute la vie, je me suis réveillé. J’ai touché mon visage, mon crâne, pour me rassurer. Vérifier si j’étais moi. J’étais perdu dans mon pyjama, perdu de partout. (p. 13)

Voici les premières phrases de La fête des mères de Richard Morgiève, elles vous saisissent l’âme comme la Gnossienne numéro 1 d’Eric Satie.

Si l’écriture intense est bien celle de l’écrivain, l’histoire ne lui appartient pas, ce que l’auteur explique à la fin du roman. L’homme en question, que Richard Morgiève prénomme Jacques, tient à ce que celui-ci raconte son histoire, lui et personne d’autre. Il a eu raison. Je pense que personne n’aurait pu rendre aussi bien cette terrible famille et la façon dont une mère peut saboter ses enfants, personne n’aurait pu raconter les soubresauts de la vie, les chaos et les douleurs, les éclairs d’amour, les coups du destin comme Richard Morgiève.

J’ai été Jacques Bauchot pendant onze moi. Le Haricot a été subjugué par La fête des mères, il l’a lu trois fois de suite: c’était exactement ça, c’était lui, c’était son histoire.  (p. 417)

Cette fête des mères n’a rien à voir avec une célébration familiale attendrissante et un peu convenue. La mère de Jacques, le narrateur, étend son pouvoir maléfique sur toute la maisonnée, un peu à la manière de celle de Hervé Bazin dans Vipère au poing. Mais dans ce roman, les enfants surnommaient leur mère Folcoche et l’affrontaient ensemble. Le personnage était plus simple, il était plus facile pour ses enfants de la haïr et ainsi de se protéger. La mère de Jacques est tout autre, un mélange de folie et de séduction, et les sévices se mêlent à la perversité. Elle reste Maman pour tous ses enfants, et le désastre est total.

Je me serais tué pour elle, elle était mieux qu’une reine. (p. 84)

Jacques est le deuxième d’une fratrie de quatre garçons ; entre eux, dans la première partie du roman, nulle solidarité, mais un amour-haine à l’image de ce que leur mère a fait d’eux.

Face à la mère, le père est malheureux, humilié par sa femme suite à un problème d’énurésie au retour des camps de concentration. Jacques aime son père, le banquier Jean Bauchot.

Nous avons traversé sans bruit le vestibule au carrelage de marbre blanc, nos ombres bleutées ont glissé dessus comme sur une piste de ski. J’ai eu le sentiment, lorsqu’elles ont remonté et se sont brisées contre le mur, comme du verre silencieux, qu’un mariage avait été prononcé et que nous étions déclarés fantômes pour toujours. […] J’aurais aimé que maman nous épie mais elle devait dormir, déjà. C’était triste de savoir qu’elle ne nous convoitait pas, ne chuchotait pas des mots tendres en nous voyant réunis par nos mains et notre amour. (p. 14)

Les sentiments de la mère sont aussi compliqués vis-à vis de son mari que de ses enfants. Lorsque Jacques tombe gravement malade, elle s’implique dans sa guérison sans manifester de tendresse particulière bien sûr, mais elle est là. Et si elle humilie son mari, il est difficile de savoir si ce n’est pas une forme d’amour particulièrement tordue. Elle subjugue autant qu’elle effraie.

J’aurais voulu la prendre en photo car elle était une photo, tout le temps. Elle était argentique. Sans cesse le résultat d’un cliché, elle apparaissait magique sur le papier, se développait dans le bain de mon regard. La solution : devenir un Leica, un Nikon.

La fratrie évolue, grandit, s’apaise dans la douleur commune ; le père se lasse et trouve consolation ailleurs. C’est l’effondrement de la mère, la déflagration familiale. Après le suicide de son petit frère, Jacques se réfugie dans une pension de famille dont la patronne est la première figure maternelle qu’il rencontre.

Elle m’a proposé de boire le café dans la cuisine, elle m’a servi dans un bol. Du café mélangé avec de la chicorée, pas terrible, on l’a bu à la fenêtre, debout, contemplant la nature.

— La peine, a-t-elle dit, ça finit par s’en aller, surtout à ton âge. Pardon pour le tutoiement… Tu verras.

Je l’ai embrassée sur la joue, j’ai eu honte, tant pis. Elle m’a dit que j’étais un bon garçon, m’a rappelé au moment où je la quittais.

— Il te faut une couturière.

Je l’ai regardée sans comprendre.

— Une amoureuse, elle te coudra au reste, au monde. (p. 309)

Jacques finira par trouver sa couturière, mais lorsque le tissu est déchiré, c’est difficile de tout réparer.

Richard Morgiève ne brille pas par excès d’optimisme, et cette histoire, il l’a écrite comme si c’était la sienne, avec tout son talent et son empathie. Ce n’est pas très drôle, mais si vous cherchez un écrivain à fleur de peau, un orfèvre de la langue et de la création des métaphores, un créateur d’univers, ajoutez-le à votre liste de grands écrivains. L’éditrice Joëlle Losfeld ne s’y est pas trompée et réédite les romans qui avaient échappé aux lecteurs et sombré dans le flux éditorial. Qu’elle soit remerciée de sa perspicacité.

La fête des mères
Richard Morgiève
Joëlle Losfeld Éditions, juin 2023, 432 p., 22€
ISBN : 9 782073 027573

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