Comme le jour est gris ! Nous avançons masqués, angoissés à l’idée que peut-être nous ne retrouverons jamais notre vie d’avant. Alors la nostalgie nous saisit. Mais quelle nostalgie ? Les différentes langues expriment des notions parfois intraduisibles de ce concept, comme le mot gallois « hiraeth » qui parle de la nostalgie d’un pays que nous ne pouvons pas connaître ou qui n’existe plus.
Nous éprouvons le besoin de nous réfugier dans le pays des jours heureux, celui qui surgit de notre enfance et nous échappe, celui qui nous vient des descriptions de nos parents exilés ou d’une lecture transformée en éblouissement, ce pays où l’on n’arrive jamais, plein de mystère et d’enfance, comme dans le beau roman d’André Dhôtel. Hiraeth. Expulsez très fort votre souffle au moment du i avant d’enchaîner avec un r rocailleux suivi d’un a qui ouvre votre bouche, et termine le mot avec un è suivi de ce th qui ressemble presque à un v. Un mot empreint de rugosité et de douceur, une notion poignante et intraduisible, comme si les déchirements de la côte et de l’histoire, l’omniprésence de la mer et une certaine mélancolie fondamentale qui se noie dans les pubs permettaient d’affiner toutes les nuances de la nostalgie.
Nous sommes tous, un jour où l’autre, des déracinés de la vie, semble nous dire hiraeth.
Vous vous rendez sur les lieux de votre enfance et vous ne reconnaissez plus rien. Le château du village a été rasé et remplacé par un lotissement, ou, plus douloureux, la maison des grands-parents ou des parents a été si transformée que vous ne la reconnaissez pas. Parfois c’est l’immeuble où vous aviez tant de copains : façade ravalée, isolation par l’extérieur, digicode. Ce n’est plus le lieu des rires et des colères, des affrontements et des complicités. Tout a été anéanti par ces existences nouvelles qui se sont imposées et qui ont chassé la vôtre.
Vous avez été nourri par les souvenirs de vos parents qui, les yeux brillants et la voix chargée d’émotion, vous ont décrit le pays. Leur pays et le vôtre, pays de cocagne où pendaient les fruits délicieux à portée de vos petites mains, pays des racines, pays où ils reviendraient, c’est sûr, avec vous, et la famille pleurerait de joie, ferait une immense fête de trois jours pour célébrer votre retour. Fini la pluie et le froid, les regards qui vous évitaient et vous rejetaient. Vous rêviez de la grande maison familiale, « C’est quand qu’on y va ? » demandiez-vous. Le silence des parents comme un soufflé qui retombe. Quand la situation économique serait meilleure, quand la dictature aurait disparu, quand… Il y avait tant de quand, vous appreniez le silence. Et puis un jour vous vous êtes rendu dans ce pays rêvé, la réalité vous a frappé au visage.
Non, vous ne pouvez pas retourner dans ce pays qui vous poigne de nostalgie, au risque de perdre à jamais cette douceur un peu triste et de la remplacer par la désillusion. La nostalgie est une notion qui se retrouve dans toutes les langues je crois, mais certaines sont plus précises que d’autres. Le japonais mono no aware est axé sur le côté éphémère des choses, il célèbre l’impermanence et le sentiment qui l’accompagne. Le dor roumain et le beochaoineadh irlandais (ne me demandez pas comment cela se prononce) parlent de la nostalgie pour les êtres aimés qui sont sortis de notre vie, volontairement ou non. Quant à la magnifique saudade portugaise, elle englobe aussi bien les êtres que les lieux.
Devant ce qui nous arrive, ce changement fondamental dans l’humanité entière, ce regret poignant pour ce qui faisait notre vie il y a encore si peu de temps, je me demande si de nouveaux mots exprimant la nostalgie vont naître, avec des composantes locales enrichissantes dont je me ferais un plaisir de parler.