Médée indienne et tambour magique : la cruauté poétique de Louise Erdrich

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Ce qui a dévoré nos coeurs, de Louise ErdrichLa passion interdite se paie par le sang et par la mort de ceux que l’on aime le plus, c’est-à-dire ses enfants, dans une réserve indienne d’Amérique du Nord comme dans les drames antiques.

Louise Erdrich fouaille dans son cœur et son sang, dans ses drames personnels et ses origines indiennes, elle nous offre ce roman qui nous bouscule, nous oppresse et nous retient prisonniers dans un rêve indien, cruel et envoûtant, plein de poésie et de sauvagerie.
The painted Drum, – Le tambour peint – le titre originel américain, est devenu « Ce qui a dévoré nos cœurs » pour évoquer sans doute les ravages de la passion car c’est de cela qu’il s’agit.
Le début du livre ressemble à son titre français : cette femme qui vit avec sa mère dans la campagne du New Hampshire, qui a son voisin artiste pour amant mais ne sait pas très bien où elle en est, la description du voisinage, on retiendrait presque un bâillement d’ennui.
Mais il y a les portraits des arbres, et les corbeaux doués de prescience et nous savons presque malgré nous que nous avons plongé dans un autre monde. « Le rire d’un corbeau est un son intolérablement humain. (…) Peut-être que le rire du corbeau, le grincement caverneux, paraît cynique à nos oreilles et nous rappelle la profondeur de notre humaine obscurité. »
Faye Travers, la cinquantaine, vit avec sa mère Elsie et s’occupe de l’inventaire de successions. Faye est d’origine indienne par sa mère, elle porte une histoire douloureuse, une culpabilité diffuse de la mort de sa petite sœur, ce qui explique qu’elle sorte du cimetière des enfants dans les premières pages du roman et qu’elle y revient dans les toutes dernières.
La poignante histoire à tiroirs de ce livre est conçue comme les bijoux de perles tressées que fabrique Ira, l’héroïne de la troisième partie du livre.
Les perles de larmes et de violence de la réalité indienne sont tressées très serré : pauvreté, alcool, difficultés identitaires, tout est suggéré avec douceur et violence, certains passages du livre oppressent, l’air se raréfie.
Le tissage terminé les perles se mettent en place et l’on s’aperçoit que rien n’est dû au hasard.
Kurt, le voisin et amant de Faye, ne supporte pas que sa fille Kendra fréquente Davan Eyke, le jeune voisin à la dérive qui lui sert d’assistant. Le jeune homme vole une voiture, va chercher Kendra, une course poursuite s’engage avec une voiture de police. Tout s’emballe. Avant de finir dans un lac la voiture percute et tue un vieil homme, John Tattro. Faye va s’occuper de la succession Tattro, dont le grand-père était un agent du Bureau des Affaires indiennes sur la réserve Ojibwé où naquit la grand-mère de Faye.
Comme beaucoup d’agents, celui-ci a amassé une vaste collection que les héritiers n’ont pas dispersée. La dernière des Tattro entend se débarrasser de tout…
Lorsqu’elle découvre un grand tambour peint dans le grenier, Faye commet un vol pour la première fois de sa vie.
Sa mère lui explique la puissance de ce qu’elle a volé en lui demandant de le rendre.
« Le tambour est l’univers. (…) Un tambour peint, en particulier, est considéré comme un être animé que l’on doit nourrir à la façon dont le sont les esprits, en posant à côté du tabac et un verre d’eau, parfois une assiette de nourriture. (…) On sait que les tambours guérissent et on sait qu’ils tuent. (…) Ils sont construits par des gens qui rêvent les détails de leur facture. Il n’y en a pas deux pareils, mais chaque tambour est apparenté à tous les autres tambours. Ils se parlent entre eux et offrent leurs chants aux humains. »
Faye rend le tambour à la famille qui l’a fabriqué, mais elle et sa mère font partie de l’histoire, leurs ancêtres ont fait partie de la tragédie à l’origine du tambour.
L’histoire du tambour, de la passion d’origine aux conséquences multiples, cette histoire pleine de rêves prémonitoires autour d’un objet dont la puissance magique envoûte, ce tambour qui tue et qui sauve est le véritable héros de ce livre.
Avec la culpabilité des mères qui ont fait passer leurs sentiments avant le soin de leurs enfants.
La première mère, celle qui est à l’origine de la mort de sa fille, mangée par les loups et dont les ossements se retrouvent dans le tambour, la deuxième, dont les enfants ont failli mourir pendant qu’elle buvait dans un bar, la troisième enfin, la mère de Faye, Elsie.
Inutile de révéler tous les éléments de cette histoire tragique, à la fois universelle et particulière à l’âme indienne.
Le tambour est un univers que nous découvrons en un vol concentrique, comme celui des corbeaux obsédants, et le rire des corbeaux, si humain, n’est que le reflet de notre propre cruauté.

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2 réflexions sur « Médée indienne et tambour magique : la cruauté poétique de Louise Erdrich »

  1. Jacques Chesnel

    merci pour ce bel article… je suis en train de lire « La malédiction des colombes » livre de cet auteur que je viens de découvrir… je vais lire tous ses livres tellement son univers et sa plume me plaisent
    cordialement
    J.C.

    1. Nicole Auteur de l’article

      Bonjour Jacques,
      Vous avez raison de vous plonger dans l’univers de Louise Erdrich, c’est comme si on se trouvait dans un autre monde sans avoir compris quand on avait quitté le nôtre, et ce monde se révèle d’une tout autre envergure poétique.
      Merci de votre message!

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