Oiseaux siffleurs

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Ce qui m’avait frappée tout d’abord en Maryse, c’était son rire. Une irruption dans le brouhaha d’une soirée où, verre à la main, chacun joue son rôle et tout à coup ce grondement de vie, cet éclat, ce jaillissement !

Je l’observais de loin ; elle était au centre d’un groupe refermé sur lui-même d’individus avec lesquels il était difficile d’entrer en communication. Les mots leur glissaient sur le plumage, exquise politesse avant qu’ils se regroupent, limaille sur l’aimant puissant de la parentèle et des affinités sociales. L’eau et l’huile dans les belles réunions organisées par ma meilleure amie.

Durant des années je les ai croisés, elle et son mari, sans véritable échange ; chaque fois ils semblaient me découvrir alors que j’avais accumulé des strates d’informations instinctives à leur sujet. Il y avait de la reconstruction derrière cette brillante apparence, des douleurs assimilées, digérées avec une volonté évidente d’aller dans le sens de la vie.

Au début je n’avais pas compris, je les prenais pour des gens méprisants.

Un jour mon amie me téléphone : elle a un billet à me proposer pour le Paléo Festival de Nyon, le lendemain. Les amis du couple se sont désistés, ils ont offert à mon amie les deux billets restants, elle a pensé à moi. L’affiche est alléchante, une aubaine, il ne restait plus de places. Mon amie est très liée au couple, et il est clair que nous irons et partirons en même temps qu’eux, mais nous serons libres de choisir nos scènes dans l’immense éventail de la grand-messe de la scène romande.

Nous nous rendons donc tous les quatre en train au festival. Organisation helvétique, confort, conversation agréable, ils me découvrent pour la dixième fois. Nous nous séparons rapidement ; chacun ses goûts musicaux, avec des retrouvailles ponctuelles aux stands de nourriture. Ils donnent le signal du départ : à vingt-deux heures trente, vers les files de sortie. Quoi, déjà ? Mais le plus beau concert va à peine commencer ! Oui, déjà. Ils n’aiment pas se coucher tard, et peu leur chaut les têtes d’affiche.

À l’heure dite, mon amie et moi attendons dans la foule le couple qui tarde un peu. Enfin voilà le mari, mais pas son épouse. Je m’inquiète, comment allons-nous faire pour la retrouver ? Il sourit puis met ses doigts dans la bouche. Un puissant sifflement résonne dans l’humidité de l’air. Au bout de quelques minutes elle arrive, tranquille, souriante.

— Vous sifflez votre femme ? Ne pus-je retenir, sidérée.

Chez moi on siffle son chien. Je ne le dis pas, mais il comprend et sourit plus largement encore que sa femme qui nous a rejoints.

— Moi aussi je le siffle, vous allez voir : et le même puissant sifflement, la même modulation sur laquelle les passants se retournent domine le brouhaha ambiant.

C’est vrai. Ce n’est pas ainsi que mon père ou mes frères sifflaient leurs chiens. Cela se passait dans les aigus, autoritaire, bref. Et les chiens accouraient. Là il s’agit de modulations puissantes, un torrent impérieux reconnaissable immédiatement dans la foule la plus compacte, la plus bruyante, ou dans une forêt insondable étouffant tous les bruits. Ils ne peuvent jamais se perdre !

Le retour est très gai.

Il s’est passé du temps avant que je les rencontre de nouveau lors d’une fête chez mon amie. L’oiseau chanteur a disparu, et son rire, et la lumière de ses yeux. Un voile sur son regard et derrière, le vide de la destruction. Son mari ne la quitte pas, il la fait manger, il fait rempart, cocon, amortisseur des bruits de la réalité qui lui parviennent encore et l’agressent peut-être.

Oiseau siffleur

Elle est perdue. Petite fille éteinte dans la forêt où son esprit étouffe. Elle ne sifflera plus, mais lui ? Dans sa tête il doit siffler encore et encore, jusqu’à s’épuiser pour qu’elle l’entende et sorte de la forêt obscure. Il adapte la puissante modulation qui les reliait, la remplace par tous les gestes d’amour dont il l’’entoure quotidiennement. Il a organisé la lutte.

Il l’emmène toujours au restaurant, place choisie, personnel compréhensif, sans doute au spectacle lorsqu’il pense qu’elle peut en saisir des bribes, et les fêtes familiales ou amicales. Il refuse de les enfermer tous les deux dans leur profond malheur. La mettre sous cloche lui ferait horreur. Il siffle toujours à sa manière, parce qu’il sait que, si loin qu’elle se trouve dans son monde obscur, elle entend qu’il l’appelle, qu’il est toujours là, et cela la rassure.

Pendant longtemps je n’entend plus parler d’eux avant de rencontrer le mari tout seul dans une réunion. Il me reconnaît sans me reconnaître. Je lui demande des nouvelles, dans le vague, n’osant préciser si je parle d’elle ou de lui.

— Si je croyais en Dieu je pourrais le maudire, mais je n’ai même pas cette consolation.

Il siffle toujours, mais parfois cela vient mourir comme un sanglot.

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4 réflexions sur « Oiseaux siffleurs »

  1. Eric

    Le tragique de nos vies, vous savez le mettre en mots et susciter l’émotion Nicole
    Dans le cinéma, il y a des films qui portent une réelle dimension humaine à l’écran et qui nous bouleversent avec des films comme « Amour » de Michael Haneke, « La dernière leçon » de Pascale Pouzadoux, « Quelques heures de printemps » de Stéphane Brizé

  2. Edmée De Xhavée

    Oh que ton billet donne de choses contradictoires. Oui, l’amour existe, et ne se voit pas toujours si on n’a pas l’oreille fine. Non, l’amour ne protège pas de l’horreur. Si, l’amour survit.
    C’est à la fois réconfortant, désolant, solide, perpétuel mais perturbant aussi….

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