Paul Hansen, Français de père danois naturalisé Canadien, se trouve incarcéré dans la prison de Bordeaux à Montréal, à une faible distance de l’Excelsior, l’immeuble de soixante-huit appartements dont il a été pendant vingt-six ans le « superintendant » totalement dévoué à l’entretien de l’immeuble et au bien-être de ses résidents. Nous n’apprendrons qu’à la fin du roman la nature de l’acte qui a conduit cet homme exemplaire à purger sa peine pour un crime qu’il ne regrette pas une seconde d’avoir commis.
La narration oscille entre passé et présent, Paul nous raconte sa vie d’autrefois et celle de la prison en un balancier où le solaire se mêle au sordide, où l’humanité contrebalance la violence carcérale. L’humour sauve de l’étouffement, empêche le roman de basculer dans la noirceur absolue.
Ne plus voir, tous les soirs, Patrick Horton baisser son pantalon, s’asseoir sur la lunette et déféquer en me parlant des « bielles entrecroisées » de sa Harley qui au ralenti « tremblait comme si elle grelottait ». À chaque séance, il œuvre paisiblement et s’adresse à moi avec une décontraction confondante qui donne à penser que sa bouche et son esprit sont totalement découplés de sa préoccupation rectale. (p. 15)
Ce prisonnier qui n’avait jamais enfreint la loi partage sa cellule avec Patrick Horton, un colosse suspecté de meurtre qui parle avec amour de sa moto et de trucider la moitié de l’humanité, mais terrifié devant une souris et tombant de faiblesse à l’idée de se laisser couper les cheveux. Petit à petit la vie de Paul se dessine. Il va nous raconter comment son père, pasteur danois d’une grande beauté à la foi chancelante, a gâché sa vie plusieurs fois, comme si le bonheur se dérobait toujours devant certaines personnes. Le couple que Johanes Hansen formait avec Anna, une Toulousaine libertaire et athée propriétaire d’un cinéma a éclaté lorsque celle-ci a accepté de passer « gorge profonde » dans la salle. Le film pornographique qui divisait la France a provoqué la fin du couple.
Il y a une infinité de façons de gâcher sa vie. Mon grand-père avait choisi une DS19 Citroën. Mon père, le canal clérical. Pour ma part, je préférai entrer dans ce monastère laïc qui se chargeait de régler mes journées dans le soyeux ordonnancement des heures. (p. 149)
Les personnages sont nombreux dans ce roman traversé par les hasards de la vie, les dérapages et les coups du destin. On ne sait jamais quand ce qui ressemble à une chance s’avérera porteur de souffrance. Au bonheur succède la perte. Elles sont nombreuses dans ce beau roman, à commencer par celle de Winona, la femme de Paul, disparue à bord de son avion dangereux. Il semblerait que les moyens de transport se répondent en écho, depuis la DS19 Citroën du grand-père qui a tué les grands-parents au Beaver DHC-2, l’hydravion de Winona.
Les morts successives de son père, de sa femme et de sa chienne Mouk, marquent durement le narrateur, mais les fantômes de ces derniers lui rendent visite dans la prison pour lui rendre l’incarcération plus supportable. D’autres pertes suivent, comme dans la vie de chacun, et tout le monde peut se reconnaître dans ces morts qui s’impriment dans le cœur et les autres dont on se remet plus facilement. Notre existence est constituée de détails, d’objets importants pour nous et pas pour les autres, de gestes quotidiens confinant à la maniaquerie et peuplant nos jours, d’instants où tout peut basculer également. Comme pour Paul Hansen.
Ce roman, il est difficile de le lâcher. Les deux niveaux narratifs, la vie dans la prison et le récit du passé du narrateur, ne se confondent jamais parce que le présent brutal de la prison s’oppose au passé lumineux de l’enfance et de l’amour. D’autres personnages gravitent dans l’histoire, les résidents de l’Excelsior et la fragilité qui s’installe lors de leur vieillissement, ou d’autres plus étonnants comme Kieran Read chargé d’évaluer le prix que les assurances devront payer pour le décès d’un assuré et enfin le nouveau président des copropriétaires de l’immeuble, par qui le malheur va arriver. Plus le roman avance et plus on réfléchit au sens ou au non-sens de sa vie, à toutes les fois où l’on a dû courber l’échine, aux moments où l’on aurait volontiers fait le geste de trop comme Paul Hansen, mais bien sûr on n’a pas envie de finir en prison parce que :
L’enfermement a une odeur déplaisante. Des remugles de macération de mauvaises pensées, des effluves de sales idées qui ont traîné un peu partout, des relents aigres de vieux regrets. L’air libre, par définition, n’entre jamais ici. Nous respirons nos haleines en vase clos, des souffles communs chargés d’éclats de poulets bruns et de sombres projets. Même les vêtements, les draps, les peaux finissent par s’imprégner de ces exhalaisons auxquelles on ne s’habitue jamais. (p. 68)
Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon et Jean-Paul Dubois nous le montre avec une rare humanité. À lire si, comme moi, peu habitués à obéir aux diktats du cirque médiatique, les romans nimbés d’une injonction publicitaire vous ont échappés. Je suis heureuse d’avoir réparé cet oubli et vous souhaite autant de bonheur de lecture que j’en ai éprouvé.
Jean-Paul Dubois
Éditions de l’Olivier, août 2019, 256 p., 19 €
ISBN : 978-2-8236-1516-6