La Servante abyssine, splendide roman intemporel

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servante_abyssineJanvier : rentrée littéraire, mois du blanc et des soldes. Dans le désordre. Les sociologues nous apprennent que nos habitudes de consommation changent : on veut désormais du solide, du durable, on se précipite moins sur le miroir aux alouettes, paraît-il.

C’est la raison pour laquelle je voudrais revenir sur un roman publié chez Actes Sud en 2003, le premier roman d’une jeune femme, Carine Fernandez, un roman époustouflant de maîtrise, un roman qui se dévore d’une traite : pas de gras ou de maladresse dans ce texte de 180 pages, pas de romantisme de bazar, pas de sociologie prétentieuse ; rien que la description d’une vie de servante noire arrivée dans les années soixante-dix en Arabie Saoudite ; rien que l’obsessionnel ennui et la vacuité des femmes saoudiennes ; rien que les multiples façons de survivre dans ce pays lorsqu’on est une inférieure, noire et chrétienne dans un état où les morts non-musulmans n’ont pas le droit d’être enterrés ; rien qu’un style somptueux mis au service d’une histoire magnifique.

Elle n’était pas venue de Djakarta ni de Kuala Lumpur comme les modernes esclaves. Non, juste traversé la Mer rouge après huit journées de marche pour rejoindre Asmara et attendre deux ans et six mois le train jusqu’au port de Massaoua. Deux ans, six mois, huit jours, pour voir enfin la mer et respirer la chaleur suffocante de la plaine côtière. Même air, même mer pour eux les peuples squelettiques de la Corne d’Afrique, que pour les veaux gras du Hedjaz.

Quatre pages et demie et tout est mis en place dans le premier chapitre : le chargement des esclaves volontaires, leur arrivée en masse en Arabie saoudite, et les éléments essentiels de la vie du personnage principal du roman.

A la différence de ses proches ancêtres esclaves, on n’avait rien donné pour avoir le droit de la prendre, c’est elle qui avait déboursé à l’agence de recrutement d’Asmara afin que le visa lui vienne et que le bateau l’emporte. Elle était donc une femme libre comme tous ces domestiques qu’elle allait voir battus, violés dans les palais de marbre.

Premières pages d’une incroyable maîtrise, qui posent le décor et imposent son style.

La Servante abyssine est un livre de femmes. C’est le magnifique paradoxe de ce livre : ces femmes brimées, cachées, humiliées, esclaves ou maîtresses, envahissent l’espace de la narration. Elles peuvent être princesses, comme la « princelette de moindre rang » mais dangereuse teigne chez qui Zinesh commence sa vie de domestique :

C’était une hystérique de l’espèce princière, la plus dévastatrice de toutes. Heureusement on n’entendait pas ses hurlements avant une heure de l’après-midi, heure à laquelle elle se réveillait la bouche pleine de haine.

Vieille dame qui a besoin d’une « réveilleuse » en cas de cauchemar, institutrice venue d’Alger, riche bourgeoise libanaise se comportant comme une maquerelle, le panorama féminin est varié du côté des exploiteuses. Côté domestiques c’est tout aussi hétéroclite : jeune fille enceinte mise à mort par la princesse du début, chanteuses de mariages, servantes installées et mauvaises langues patentées, les femmes dominent la vie de la maison. L’intérieur leur appartient. Et là, les hommes n’ont pas forcément le rôle du tortionnaire…

Nous allons suivre la servante africaine dans ses diverses places, découvrant ainsi un pays moyenâgeux aux pratiques d’un mépris et d’une violence sidérants. Les palais sont avant tout des prisons, le pays entier est une prison où chacun est épié. Zinesh gagnera sa liberté au bout de quelques années, et, en un temps où les domestiques sont très recherchées elle se permet de choisir ses patronnes. Elle a sa méthode pour reconnaître les avares et les sournoises, je vous laisse découvrir la technique de la bouilloire…

Ses pérégrinations ancillaires sont autant de façon pour le lecteur d’entrer dans les différentes couches de la société saoudienne, si dépendantes des travailleurs étrangers.

Pas un instant d’ennui dans cette errance domestique, ce qui est raconté là est si surprenant, si incroyable… et parfois si drôle dans la cruauté des faits ! Car l’humour est là, aucun misérabilisme possible tant l’héroïne est forte, rusée, inventive. Zinesh atterrit enfin chez un expatrié italien, un quadragénaire triste à mourir :

Zinesh se rendait bien compte que cet homme avait l’âme malade, c’est ce qui faisait flotter sa chemise sur ses côtes, qui lui creusait les joues.

Le signor Luca est amoureux. Désespérément amoureux d’une jeune saoudienne avec qui il a passé une nuit, dix ans auparavant. Il la recherche partout, Horacio Luca, mécanicien d’Alitalia, basé à Djeddah par amour et non par esprit de lucre comme la plupart des expatriés qui vomissent le pays.

Tout cela suintait la tristesse. Zinesh avait l’impression de la secouer quand elle ouvrait grands les rideaux ou battait les tapis.

Pour cet homme si bon, si triste, qui l’émeut plus qu’elle ne le reconnaît, Zinesh va activer son carnet de relations. Recherche obsédante, introduction dans d’autres réalités de la vie saoudienne, côté cour, échecs, jusqu’à ce qu’elle retrouve la belle Hind Al-Gassir, jusqu’à ce que le roman atteigne des sommets de complexité, de finesse et de cruauté.

Quel style !

Elle ne s’étonna pas outre mesure du changement, car elle savait que l’individu n’était pas autrement fait qu’un arbre qui renouvelle ses feuilles sans qu’il y soit pour rien, ou que le vaste ciel au printemps, maintenant rougi de la poussière du khamsin, maintenant étincelant comme le dos bleu des orques. L’homme est ainsi fait, un baromètre vite affolé aux moindres variations climatiques, une plante qui tétait de toutes ses racines et de ses nervures les sources de la terre et les flux aériens. Et qui se croyait maître de son destin.

La belle Hind, mariée, est revenue dans la vie d’Horacio Luca, donc.

La servante la regardait comme une grenade dégoupillée qui aurait roulé négligemment de pièce en pièce.

Le roman se resserre autour de la femme saoudienne, son mépris des inférieurs, son absence d’amour maternel :

La mère n’était qu’une machine de chair à débiter des marmots, un tous les ans en moyenne. Un rythme bien trop précipité pour qu’elle pût s’y intéresser plus que ça, Elle les détachait d’elle sans rémission quand elle cessait de leur donner le sein. L’amour tarissait avec le lait, comme Balkis avec ses chatons. De toute manière la maison débordait de personnel importé auquel les petits ne demandaient qu’à s’attacher… jusqu’à ce qu’on renouvelle le cheptel. Mais bah ! Rien d’oublieux comme un gosse.

La vie des femmes est rythmée par le vide de l’oisiveté et de l’enfermement, mais aussi, comme celle des hommes par la prière et le Ramadan. Somptueuse description de cette période hors du temps où la vie déferle la nuit pour s’éteindre à l’appel des hauts-parleurs… Celle de Zinesh la servante abyssine est rythmée par le travail et le temps s’écoule ; elle découvre au seuil de la vieillesse, à travers les rapports charnels de son maître avec la jeune saoudienne, que le plaisir existe :

Comme un coup en plein diaphragme, cette beauté – toute la tragédie du désir.

Quel magnifique roman ! Je lis beaucoup, souvent émue, parfois agacée, parfois ennuyée par ce que je trouve – ou ne trouve pas. Toujours à la recherche de la puissance d’évocation, de la densité des personnages, de la vibration de l’écriture. Que je trouve – ou ne trouve pas.

La Servante abyssine est un roman qui ne vieillit pas, il pourrait figurer dans la rentrée littéraire de n’importe quel mois de janvier. Ou plutôt il ne pourrait pas faire partie d’une rentrée médiatique parce que ce n’est pas un produit. Roman d’exil (magnifique page, lorsque Zinesh de retour au pays se retrouve étrangère), roman d’exode, roman de misère et de violence, roman de femme et de douleur, roman de ruse et d’amour, roman de l’ennui et de l’enfermement saoudien, on peut multiplier les qualificatifs tellement la richesse de ce texte éclate à chaque page.

À lire absolument. Avant le Blanc, les soldes et  les étals des nouveautés de janvier.

La servante abyssine
Carine Fernandez
Actes Sud, mai 2003, 192 p., 17,30€
ISBN : 978-2-7427-4354-4

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