Sourires de loup, Zadie Smith déchiquète la société anglaise

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Sourires de loupVoici un pavé jeté dans la mare de la littérature anglaise en 2001 par une jeune auteure de vingt-cinq ans, de père jamaïcain et de mère anglaise, dont c’était le premier roman.

Pavé au sens propre, parce qu’il fait voler en éclat le mythe de l’intégration, et pavé littéraire de plus de 550 pages qui manie l’humour anglais, le parler jamaïcain, l’argot londonien, les lamentations anglo-indiennes et le snobisme bourgeois : un véritable défi pour le traducteur Claude Demanuelli !

Dans cette saga multiethnique très dense, pleine d’humour et d’émotion, de finesse et de cruauté, on suit deux familles liées par l’amitié indéfectible entre l’Anglais Archi Jones et le Bangladais Samad Iqbal qui se sont rencontrés pendant la seconde guerre mondiale et qui sont liés par un pacte de sang. Trente ans après la fin de la guerre, ils se retrouvent à Willesden, près de Londres, et on suit leur évolution et celle de leur famille respectives pendant presque la même durée.

Ce roman-fleuve s’inscrit dans un contexte historique précis, quand l’Angleterre peine à intégrer harmonieusement tous les peuples de son ancien empire et à admettre son déclin. Zadie Smith a réussi pour son premier roman une fresque d’une surprenante maturité et d’une densité étonnante. Chacun des personnages – et ils sont nombreux – possède une véritable identité : pas de silhouettes hâtivement bâclées, mais des vraies personnes, attachantes ou inquiétantes, solidement arrimées à l’histoire.

Au début du roman Archie décide de se suicider,

Il avait joué à pile ou face et s’était tenu sans défaillir au verdict du hasard. Il s’agissait là d’un suicide mûrement réfléchi. Mieux, d’une résolution de nouvel an.

Il s’installe pour s’asphyxier avec sa voiture devant une boucherie hallal, mais :

« Vous entendez, m’sieur ? On n’a pas la licence pour les suicides, ici. Nous, on est halal, kasher, vous comprenez ? Si vous voulez mourir dans cet établissement, va d’abord falloir qu’on vous saigne. »

Bienvenue dans l’humour anglais et la tragédie-comédie dont vous aurez de la peine à vous extirper.

Archie va finir par épouser Clara et nous allons suivre l’évolution de sa famille, ainsi que celle de son ami bangladais Samad. Les deux familles vivent dans une banlieue populaire où tout se mélange, les Africaines obsédées par le défrisage de leurs cheveux et les Pakistanaises obligées de vendre les leur pour survivre, les bourgeois imbus de leur culture, les fondamentalismes religieux et la société de consommation.

L’Angleterre peine à intégrer une telle variété de façons de penser et de vivre, et les immigrés ne s’y retrouvent pas non plus :

Plus je vais et plus j’ai l’impression qu’on fait un pacte avec le diable quand on débarque dans ce pays. On tend son passeport au contrôle, on obtient un tampon, on essaie de gagner un peu d’argent, de démarrer… mais on n’a bientôt plus qu’une idée en tête : retourner au pays. Qui voudrait rester ? Il fait froid et humide, la nourriture est immonde, les journaux épouvantables – qui voudrait rester, je te le demande ? Dans un pays où on passe son temps à vous faire sentir que vous êtes de trop, que votre présence n’est que tolérée.

Simplement tolérée. Que nous n’êtes qu’un animal qu’on a fini par domestiquer. Il faudrait être fou pour rester ! Seulement voilà, il y a ce pacte avec le diable… qui vous entraîne toujours plus loin, toujours plus bas, et qui fait qu’un beau jour on n’est plus apte à rentrer, que vos enfants sont méconnaissables, qu’on n’appartient plus à nulle part.

Est-ce que l’amère réflexion de Samad ne vaut que pour l’Angleterre ? La manière dont Zadie Smith évoque la conversion de Millat, un des jumeaux de Samad, à une organisation islamiste radicale laisse pantois. Avec presque vingt ans d’avance, la jeune femme a décrit ce qui arrive à tout l’Occident.

Si vous n’avez pas peur des textes longs, si les récits croisés dont les fils ne se perdent jamais et finissent toujours par montrer leur utilité ne vous repoussent pas par leur complexité, si vous aimez être surpris, parfois dérangé, si vous aimez rire et pleurer, Sourires de loup est fait pour vous.

P.-S.: Le roman est disponible en Folio.

Sourires de loup
Zadie Smith
trad. de l’anglais par Claude Demanuelli
Gallimard, juillet 2001, 544 p., 23,30€
ISBN : 2-07-075806-0

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2 réflexions sur « Sourires de loup, Zadie Smith déchiquète la société anglaise »

  1. Edmée De Xhavée

    Je crois que je pourrais tenir le fil et la longueur aussi, car ça semble être une sorte de comédie douce-amère, peut-être mi-humour mi-dénonciation qui ne doit pas manquer d’intérêt…

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