Jacques Cœur, grand argentier du roi de France Charles VII, a fui la haine de celui-ci et se retrouve sur l’île grecque de Chio. Très vite il comprend qu’il n’échappera pas à ses poursuivants et entreprend d’écrire ses mémoires :
Le temps enfui a noué dans mon esprit une pelote serrée de souvenirs. Il me faut lentement la dévider pour tendre enfin le fil de ma vie, et comprendre qui doit un jour le couper. C’est ainsi que je me suis mis à écrire ces Mémoires.
L’exercice est convenu mais fort bien annoncé. Nous allons dès lors, grâce à l’art consommé de Jean-Christophe Rufin, osciller entre le présent insulaire de cet homme pourchassé de cinquante-six ans, et son passé mouvementé. La narration à la première personne mêle biographie et confession. Une manière habile de se concentrer sur ce que l’auteur connaît de la vie du grand argentier de Charles VII, de lui prêter bien de ses traits et propres réflexions sur le pouvoir… et d’occulter toute référence à la période historique, car il est bien connu qu’on n’évoque jamais la période dans laquelle on vit, puisque justement on la vit. Lumineuse façon de masquer une certaine ignorance historique ?
Le bien nommé Jacques Cœur s’éleva, à la fin de la guerre de Cent ans et du Moyen-Âge, de sa condition de modeste bourgeois au statut envié de prêteur du roi et des puissants de son temps avant de se retrouver emprisonné, torturé et poursuivi de la haine du roi de France.
Comment un destin aussi romanesque n’aurait-il pas tenté l’écrivain qui a passé son enfance au pied du palais de Jacques Cœur à Bourges ?
Accointances…
Cela nous donne un roman trépidant, j’allais écrire un roman de cape et d’épée si ce n’était un anachronisme. Le fils du pelletier n’oubliera pas les humiliations de son père devant les nobles arrogants. Son ascension sociale commence par son mariage avec Macé de Léodepart, la fille d’un riche changeur. Par son beau-père, le jeune homme accède au monde de l’argent. L’auteur excelle à nous relater la progression du jeune homme vers les plus importantes fonctions de cette royauté encore en élaboration. Il évoque avec beaucoup de subtilité les relations d’amour-jalousie entre le bourgeois dont l’ascension sociale semble irrépressible et le roi contrefait qui cherche à asseoir son pouvoir. Jacques Cœur alimente les caisses du roi, lui permet d’entretenir une armée sans faire appel aux nobles et introduit le luxe dans une cours qui se civilise. Il prête à tout le monde mais il s’enrichit, et plus cette richesse croît, plus il se trouve à la limite de la disgrâce. Jusqu’à l’apparition d’Agnès Sorel, première favorite royale, dont on ne sait si elle fut réellement la maîtresse du Grand Argentier, mais le romancier tranche. Plus dure sera la chute, bien sûr, jusqu’à cette fuite sur une île grecque où l’histoire nous est racontée par le héros.
J’aime beaucoup les postfaces de Jean-Christophe Rufin, parfois même je les préfère au roman qui précède, comme celle du Collier rouge, si émouvante, si sincère. La postface de ce roman nous livre les raisons et intentions de l’auteur concernant le choix de Jacques Cœur et son intérêt pour l’une des premières mondialisations de l’histoire. Elle est aussi aveu :
Je ne sais ce qu’il penserait d’un tel portrait et sans doute me ressemble-t-il plus qu’à lui.
Certes. Les superbes réflexions désabusées sur le pouvoir et l’argent appartiennent à celui qui s’est blessé au contact du politique… Mais que penser des manques troublants dans la vie du héros ? Par exemple jamais on ne saura combien d’enfants a eu Jacques Cœur avec sa femme ; il est vrai qu’à cette époque la mortalité infantile était effroyable, mais vraiment, nous sortir du chapeau deux prénoms au moment où un fils devient évêque et où une fille fait un somptueux mariage, cela montre pour le moins une paternité défaillante ! Cet homme qui vient d’un passé si lointain parle beaucoup de voyages en Orient, de commerce, de stratégie, il converse avec un pape supposé athée, avec le roi, il tombe amoureux de la lumineuse Agnès, bien sûr. Pourtant, je sens poindre un malaise : où se trouve le contexte ?
Ne cherchez pas d’immersion dans une époque disparue, vous ne la trouverez pas. Proximité de pensée et d’actions avec notre époque, absence de points de repères chronologiques (pas une seule date !), ce grand Cœur ne se veut certainement pas roman historique. Il manque de goûts, d’odeurs, de vie quotidienne, de chair, de doutes, de contradictions. Cet homme inconnu et fascinant comme son palais à double face, l’une médiévale, l’autre tournée vers l’Italie, cet homme qui a vécu dans une époque à jamais inconnaissable pour nous est restitué en une sorte d’autoportrait de l’auteur. Chacun y choisira ce qui le séduit, mais en étant conscient qu’il lit un roman contemporain astucieux, fort bien écrit, mais un peu vide de ce passé qui nous a créés.