Les tribulations de Jonathan Coe face au Brexit

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Benjamin, Doug et leurs amis du club qu’ils avaient créé lorsqu’ils avaient vingt ans, ont d’abord traversé les années Thatcher dans Bienvenue au club, puis nous les avons retrouvés quadragénaires et confrontés aux années Tony Blair dans Le Cercle fermé.

Dans Le cœur de l’Angleterre les voilà quinquagénaires et confrontés au Brexit. Les mêmes personnages, de roman en roman, avec comme fil conducteur le temps qui passe et l’évolution de l’Angleterre. Chaque fois un moment de crise, que ce soit pour leur pays ou pour eux-mêmes. Que faire de sa vie, dans le premier opus, crise de quarantaine dans le deuxième, et maintenant celle de la cinquantaine, quand chacun cherche avec plus ou moins d’angoisse comment aborder les prémices de la vieillesse.

Après les bouleversements et les heurts des décennies précédentes, leur pays est au bord du fiasco et le Brexit se profile à l’horizon sans que personne, parmi les intellectuels, ne le voient arriver.

Comme dans les précédents romans de la série, Benjamin, sa famille et ses amis sont attachants et la description de leurs avanies amoureuses, familiales et professionnelles est savoureuse. So british, pourrait-on dire, avec son lot de situations cruelles, dérangeantes ou improbables. Mais le plus improbable, dans ce texte qui commence en avril 2010, c’est que personne n’ait pressenti le ressentiment des classes populaires envers les classes dirigeantes, incapables de résoudre les problèmes du pays. Jonathan Coe montre très bien la montée du nationalisme, le sentiment d’être envahis par les étrangers, les difficultés de nombreux Anglais qui n’arrivent pas à vivre décemment.

On y était enfin. Au sujet à ne pas aborder, défiant tout dialogue. Au sujet mortifiant, clivant entre tous, parce que l’évoquer c’était se mettre à nu […] Il lui faudrait fatalement affronter la vérité indicible, à savoir qu’elle-même et ses semblables d’une part et Helena et ses semblables d’autre part avaient beau vivre côte à côte dans le même pays, elles habitaient pourtant deux univers différents, séparés par une cloison étanche, une muraille formidable faite de peur et de suspicion, voire peut-être de ces traits britanniques par excellence, la honte et la gêne.

Et cette muraille qui sépare les classes populaires et intellectuelles va mener au Brexit. Tout cela est décrit avec beaucoup de finesse. Les problèmes des héros qui les rendent aveugles aux grands bouleversements qui se préparent, mais les politiciens ne sont pas mieux lotis.  Jonathan Coe donne une véritable épaisseur historique à son texte grâce à des extraits de discours ou de textes d’hommes politiques, à la description des émeutes de Londres et des Jeux Olympiques. Il montre le racisme qui monte d’un cran avec l’impression que la fierté d’être Anglais est bafouée, le ras-le-bol du politiquement correct. Il n’oublie pas les tractations cyniques entre politiciens et hommes d’affaires qui ont suivi immédiatement le Brexit.

Lorsque le roman se termine, en septembre 2018, Benjamin s’est installé avec sa sœur Lois dans un moulin du Sud de la France. Il y animera un atelier d’écriture, sauf que, dans les dernières pages, il se rend compte qu’il ne parle pas un mot de français.

On rit beaucoup, et souvent de manière un peu vacharde, comme lors de la croisière de Sophie – la nièce de Benjamin – où les travers humains sont exacerbés par la promiscuité et l’enfermement dans un lieu clos. En même temps on est pris de malaise devant les mêmes travers (intolérance, racisme) décrits avec finesse. Rien de démonstratif ou de lourd dans cette somme de 550 pages. Ces dernières se lisent avec facilité, souvent passionnantes, parfois cruelles ou émouvantes, pleines de vies qui peuvent ressembler aux nôtres ou à des gens que nous connaissons. Ce roman nous apprend beaucoup de choses sur l’Angleterre, beaucoup de choses que l’on pourrait copier-coller dans notre propre pays…

À lire pour mieux connaître le voisin outre-Manche, et une partie de la population que l’on côtoie sans la voir, à lire pour l’humour, l’ironie, le sens du ridicule et de l’émotion, la précision de Jonathan Coe. Retrouvera-t-on le club dans dix ans? Cela dépendra sans doute de l’évolution historique et sociétale de l’Angleterre.

Le cœur de l’Angleterre
Jonathan Coe
Trad. de l’anglais par Josée Kamoun
Gallimard, août 2019, 560 p., 23€
ISBN : 978-2-07-282952-9

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