N’est pas Annie Ernaux qui veut. La façon dont cette dernière atteint l’universel en utilisant le matériau biographique, dont elle épure son écriture, fouaille au fond de son vécu et traque toute facilité devrait retenir certain(e)s de se complaire dans la confidence. Impossible de vous parler de certains romans que j’ai lus, portée par les commentaires enthousiastes lus dans les journaux et sur les réseaux sociaux. Cette rentrée littéraire me semble plus portée encore que la précédente sur le déballage intime. Est-ce un travers typiquement français, raison pour laquelle nous nous reportons sur la littérature étrangère pour retrouver le souffle qui manque dans l’hexagone ?
Je vous propose de revenir dans le Grand Nord, celui De pierre et d’os, mais pour une immersion différente, pétrie d’humour et de férocité. Grâce au Danois Jørn Riel, nous voilà plongés dans l’univers des chasseurs du Groenland au début du XXe siècle. Il nous parle d’un monde qu’il a bien connu enfant, et des récits de ces chasseurs plongés dans la nuit polaire. La véracité ethnographique des dix courts récits qui constituent La vierge froide et autres racontars ajoute encore à l’intérêt du texte.
Comment survivre à l’immensité et la solitude, dans ce paysage de glace où l’on attend des mois les premiers signes du retour du soleil ? En se racontant des histoires arrosées de beaucoup d’alcool, parce que cela réchauffe et que, lorsqu’on est seul la plupart du temps, la langue sécherait vite.
Une carte nous situe les lieux où se trouvent les chasseurs et leur cabane, Valfred, Anton, Museau et les autres.
Pour tout dire, Valfred adorait la nuit polaire. C’était une période totalement exempte de travaux pesants et de contraintes gênantes venant de l’extérieur. Pas de bateaux, pas d’animaux – à part le renard qu’il fallait chasser bien sûr – et peu de visiteurs. Pour peu qu’il ait de quoi se nourrir, la santé et le cœur à se rendormir, la période sombre lui allait comme un gant.
Que faire dans cette nuit qui s’éternise, avec un seul compagnon et les chiens pour rompre le silence ? Raconter des histoires. Les plus véridiques possibles ? Pas sûr… Les plus originales, celles qui tiendront le compagnon en haleine et lui font oublier la folie qui menace dans cette immensité où la cabane est un petit radeau sur la glace infinie. Les histoires se succèdent pour le plus grand plaisir de ces chasseurs du bout du monde, pour le nôtre, bien sûr, fascinés que nous sommes par cet univers magique où les hommes déploient des trésors d’ingéniosité pour meubler la solitude.
Et l’on rit ! De leur roublardise et de leur solidarité comme lorsque, par exemple, ils décident de ramener à la raison le Lieutenant Hansen bien décidé à transformer les chasseurs en armée de défense de l’Occident. Les moyens sont retors, vous les découvrirez par vous-mêmes. Le dit-lieutenant plongé dans un trou de glace, les apprentis soldats s’installent pour faire un café.
Il y eut ensuite un vide dans tout ce bavardage, où ils écoutèrent le Lieutenant, qui n’était pas encore remonté de son trou et qui jurait pis que pendre.
— N’a-t-il pas parlé de cour martiale ? s’enquit Herbert, étonné.
— J’ai eu cette impression, rigola Anton. Ça n’a pas quelque chose à voir avec la fusillade et la déportation, ça ?
— Je ne comprends pas pourquoi il ne remonte pas, susurra Silverts d’un ton bigot.
Il se pencha au-dessus de la crevasse et contempla le Lieutenant en bas.
— Dis donc, le maestro, il faudrait penser un jour à remonter. On va se prendre des gelures dans les fesses s’il faut rester ici plus longtemps.
Des sons rauques montèrent des profondeurs.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Lause.
[…]
— Je ne peux pas répéter ce qu’il dit, dit-il. Je n’ai tout simplement pas envie d’utiliser ce genre de vocabulaire. J’en viens à penser que le Lieutenant manque de courtoisie.
Il regarda Bjørken.
— Tu es sûr qu’il ne peut pas se hisser avec les bras ?
— Tout à fait sûr, répondit Bjørken. J‘ai mouillé la corde, elle est lisse comme une patinoire.
On rit beaucoup, puis on rit moins quand la solitude mêne à des extrémités, quand les animaux eux-mêmes attendent le soleil tant ils sont devenus proches des hommes, quand la folie l’emporte parfois.
Ce genre de solitude dans l’immensité de la nature m’a fait penser à Le koala tueur et autres histoires du bush, le recueil de nouvelles de Kenneth Cook aux éditions Autrement.
Si vous êtes fatigués de notre façon de tourner en rond, plongez-vous dans les nouvelles du Danois Jørn Riel ; nul besoin de solitude arctique et d’absence de soleil pour savourer ces textes pleins de vie magnifiés par les superbes illustrations de Eiler Krag.
Jørn Riel
Susanne Juul et Bernard Saint Bonnet
Gaïa Éditions, mars 2011, 180 p., 19€
ISBN : 978-2-84720-198-7
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