Quand la prison remplace la maison de retraite au Japon

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La publicité allemande mettant en scène un vieil homme qui ne trouve que l’idée d’annoncer sa mort pour réunir sa famille était une fiction qui vous a beaucoup émus, amis lecteurs… Angoisse de ce qui pourrait vous arriver un jour ? Peur de la solitude ?

C’était de la fiction, mais Edmée de Xhavée parle dans son commentaire d’un vieillard (belge sans doute, car l’euthanasie n’est pas légale en France) qui avait décidé de se faire euthanasier. Et devant le bonheur de revoir ses enfants qui avaient choisi de l’accompagner dans ce moment définitif, il avait repris goût à la vie et renoncé à son projet.

photo Shiho Fukada

photo Shiho Fukada

De manière moins dramatique peut-être, mais infiniment douloureuse et inquiétante, j’aimerais évoquer ce véritable phénomène de société au Japon, à savoir l’explosion du nombre de personnes âgées en prison depuis une dizaine d’années.

Le Japon est passé en moins de cent cinquante ans d’un état féodal archaïque à une des plus grande puissances mondiales, ce qui ne va pas sans heurts… Dans les campagnes nippones, le mode de vie traditionnel perdure, même si le code civil a aboli en 1947 le système du « Ie », c’est-à-dire le fait que le fils aîné d’une famille héritait de tous les biens et devait s’occuper de ses vieux parents, aidé de son épouse. Celle-ci abandonnait sa propre famille pour devenir membre de celle de son mari avec les obligations afférentes. Ce modèle permettait d’éviter le morcellement des terres agricoles, un peu comme le droit d’aînesse en France au Moyen Âge.

On change le code civil, mais les mentalités suivent lentement. Les personnes âgées nées avant la guerre ou juste après, ont toujours connu le système du « Ie » ; elles ont vu leur mère s’occuper de ses beaux-parents, elles ont fait la même chose avec les leurs. Quel désarroi de constater que, en dehors des campagnes, la génération suivante ne l’entend pas de cette oreille !

La vie change. Beaucoup de jeunes partent en ville et ne reviennent pas. Comment s’occuper des anciens alors que la famille nucléaire est devenue le modèle dominant, que les deux époux travaillent et que les logements sont exigus ? Il n’y a pas de place pour les vieux parents dans la vie des Japonais citadins modernes… Le schéma traditionnel issu de la pensée confucéenne a fait long feu, le respect des aînés a disparu et avec lui la place des anciens dans le foyer jusqu’à leur mort.

La pratique du divorce posthume, dissolvant légalement les liens de parenté après le décès de leur époux rend les femmes libres de ne pas subvenir aux besoins de leurs désormais ex-beaux-parents. Cette forme particulière de divorce est en nette augmentation ; la démarche est très simple, un simple papier avec un sceau officiel ainsi que l’acte de décès suffisent. Aucune limitation dans le temps, la famille du conjoint décédé ne peut s’y opposer, plus même, elle n’est pas obligée d’être informée !

Les personnes âgées actuelles se retrouvent donc sans la solidarité familiale, et souvent avec des retraites qui ne leur permettent pas de vivre dignement. Les femmes se sont occupées de leurs beaux-parents, mais si elles habitent en ville, personne ne s’occupera d’elle, et elles se retrouvent souvent seules, coupées de leur famille et de toute relation sociale. Au Japon 29 % des hommes à la retraite vivent sous le seuil de pauvreté, et 50 % des femmes, surtout après la mort de leur mari. On ne demande pas d’aide, au Japon, cela est très mal vu.

Comment survivre ? Les vieilles personnes essaient de trouver un emploi, mais ce n’est pas facile lorsqu’on avance en âge. Souvent leur seule solution est de se faire mettre en prison après un vol à l’étalage, la loi nipponne étant particulièrement sévère pour ce genre de délit. Voler de la nourriture est passible de deux ans de prison. Le magazine Bloomberg donne des exemples de délits de personnes incarcérées :

Madame F, 89 ans, récidiviste. A volé du riz, des fraises et des médicaments pour le rhume.

Madame O, 78 ans, première condamnation. A volé des boissons énergétiques, du café, du thé, une boulette de riz et une mangue.

Dans les prisons pour femmes japonaises, 20 % des détenues ont plus de 65 ans, et 90 % de celles-ci sont là pour vol à l’étalage.

C’est un phénomène de société lié au vieillissement de la population et au faible renouvellement des générations. Plus du quart de la population dépasse les 65 ans, et le nombre de centenaires est important ce qui pose beaucoup de problèmes dans un pays où la pénurie de main-d’œuvre est criante. Le poids des retraites et des soins médicaux est très lourd pour la génération qui travaille. Je ne me souviens plus quel est le mot abominable en japonais pour dire le terme retraité, mais la traduction en est quelque chose comme « feuille morte mouillée collant sous la semelle ».

Six millions de vieux n’ont aucune relation avec leur famille ou leurs voisins et meurent dans la solitude la plus totale, les Japonais appellent cela le kodokushi. Cela existe aussi dans nos sociétés, le fait de ne pas s’apercevoir qu’une personne est morte et d’être alerté seulement par l’odeur ou le fait que la personne ne paie plus son loyer. Cependant au Japon le phénomène connaît une telle ampleur qu’il existe des sociétés de nettoyage spécialisées et des assurances pour les propriétaires. Si vous avez le cœur bien accroché, vous pouvez regarder la représentation hyper-réaliste que fait une jeune artiste japonaise des appartements qu’elle a nettoyés.

L’isolement, la solitude, le repli sur soi conduisent à la mort ou à la prison.

Les vieux tombés dans la pauvreté ressentent de la honte, ils n’osent quémander une aide de leurs enfants ou des services sociaux pour vivre dignement, alors ils volent de quoi manger, et se retrouvent en prison. Leur peine purgée, ils y reviennent dans les deux ans pour le quart d’entre eux, et environ 70 % dans les cinq ans. Que penser d’une société où les vieux préfèrent vivre en prison plutôt qu’en liberté ? En prison ils ont chaud, ils sont nourris et soignés, ils rencontrent du monde, alors qu’au-dehors leur vie est très difficile.

Le problème est si important que le gouvernement japonais construit des prisons adaptées aux personnes âgées où le personnel pénitentiaire fait office d’infirmier plus qu’autre chose, avec tous les problèmes inhérents au grand âge…

Le Japon est une grande puissance mondiale et cet extraordinaire bond en avant a laissé beaucoup de monde au bord de la route. L’abandon des valeurs confucéennes de respect des anciens ressemble à un arbre dont on scie les racines ; il chancèle. Le Japon n’aura pas assez de robots pour s’occuper de ses vieux, il est temps de permettre à ceux-ci de vivre dans la dignité et de ne plus mourir de solitude ou de passer toute la journée dans un Mac Donald pour voir du monde. Avons-nous des leçons à donner aux Japonais ? Certes non, seulement ce qui se passe dans ce pays est peut-être un avertissement de ce qui pourrait se passer dans nos pays où les valeurs vacillent, elles aussi.

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2 réflexions sur « Quand la prison remplace la maison de retraite au Japon »

  1. Eric

    Merci Nicole de nous sensibiliser à ce désolant constat d’une société à la dérive de ses fondements culturels. Pourtant , je voyais le Japon avec des valeurs traditionnelles très ancrées. On voit bien que cette quête de pouvoir, de matérialisme nous éloigne peu à peu de notre humanité…

    1. Nicole Giroud Auteur de l’article

      Il y a une grande différence entre le Japon traditionnel et celui qui a basculé trop vite dans la modernité. J’ai écrit plusieurs articles sur le Japon, parce que ce qui s’y passe pourrait arriver un jour chez nous.

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