Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Femme et actrice en Iran : la bise de Cannes

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Le Festival de Cannes est terminé, on a roulé le tapis rouge, remisé les paillettes, mais que va devenir l’actrice iranienne Leila Hatami confrontée aux censeurs de la république islamique ?

Le vent de la rigueur islamique s’est levé sur Cannes le 18 mai lorsque Leila Hatami, l’actrice et membre du jury du festival de Cannes 2014, a fait la bise au président du festival de Cannes, Gilles Jacob.

Anodin, me direz-vous… Pas du tout, c’est un problème crucial : depuis la révolution de 1979, une femme ne doit pas toucher le corps d’un homme de quelque manière que ce soit, à moins qu’il fasse partie de sa famille. Elle peut lui serrer la main, avec des gants, de la manière la plus neutre possible. La fameuse bise de bienvenue, filmée par toutes les télévisions étrangères, a été retransmise à la télévision iranienne, mais floutée tellement le crime était grave.

Aussitôt, selon l’IRNA (l’agence de presse de la république islamique), les autorités de la République islamique ont jugé que Leila Hatami avait eu un comportement inapproprié et le vice-ministre de la Culture, Hossein Noushabadi est monté au créneau pour défendre la pudeur des Iraniennes offensées par un tel crime : « Qu’elle soit artiste ou non, la femme iranienne est le symbole de la chasteté et de l’innocence, donc une telle attitude inappropriée (ayant eu lieu) récemment au festival de Cannes n’est pas conforme à nos principes religieux ».

Inapproprié. Cité deux fois. Cela ne vous rappelle rien? Bill Clinton et son comportement inapproprié avec Monica, les conséquences politiques qui s’en sont suivies? L’Iran n’a pas le monopole de la censure.

Devant l’ampleur du scandale, Gilles Jacob a pris sur lui la « faute » de Leila Hatami en postant un message sur Twitter : « C moi qui ai fait la bise à Mme Hatami. À ce moment, elle représentait pour moi tout le cinéma iranien, ensuite elle est redevenue elle-même ».

Jésuistique, pathétique et élégant de la part du directeur du Festival de Cannes.

Tout de suite après l’IRNA a affirmé que l’actrice avait envoyé une lettre d’excuse à l’organisation du cinéma iranien où elle expliquait qu’elle avait essayé de respecter les règlements mais que Gilles Jacob, 83 ans, « a oublié ces règlements, ce qui arrive avec l’âge, et ma tentative (…) de lui serrer la main a échoué ». Si Leila Hatami a réellement envoyé cette lettre, c’est montrer beaucoup d’ingratitude que de sous-entendre le président du festival de gâtisme, mais la peur a des raisons que la conscience ne connaît pas.

Selon l’agence de presse du régime iranien, le site d’informations Tasnimnews, des étudiantes iraniennes auraient porté plainte contre Leila Hatami, réclamant pour son péché des coups de fouet et de la peine de prison. Désinformation ? Manière de mettre la pression sur toutes les femmes susceptibles de prendre un peu de liberté face à la loi islamique ? Réalité d’un pays soumis depuis si longtemps à la mise au pas ?

Le vent noir (c’est la signification étymologique du mot bise) des femmes voilées et de la surveillance religieuse qui musèle le pays depuis 1979 doit faire frissonner l’actrice mais pas seulement : toutes les femmes attentives à la réduction des droits des femmes de par le monde doivent rester vigilantes. Rien n’est acquis, jamais.

Les journalistes ont déserté la Croisette, le mini scandale de la bise de l’actrice est tombé aux oubliettes. Gageons que Leila Hatami, devra subir encore longtemps les remous provoqués en Iran par ce geste qui nous a semblé si anodin. Sera-t-elle à Cannes, l’année prochaine ?

 

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La leçon de natation, saut dans le grand bain de la littérature

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Pendant ses études à Toronto Rohinton Mistry a publié des nouvelles concernant sa terre natale, Bombay, et plus précisément la communauté parsie dont il est originaire. Ces Tales from Firozsha Baag ont eu beaucoup de succès et ont été publiés en un volume en 1987, traduit et repris ensuite par les éditions Hatier en 1991.

Ce volume de jeunesse, c’est l’origine de l’œuvre, les personnages des livres futurs qui prennent vie et ressuscitent l’enfance et la prime jeunesse de l’auteur. Chaque nouvelle est une brique de la construction future et petit à petit les habitants et leurs travers se renvoient en écho, se complètent, et toute une communauté s’anime.

J’ai souvent pensé à Isaac Bashevis Singer en lisant les nouvelles de celui qui était un tout jeune homme lorsqu’il les a écrites. Cette même façon de ressusciter une communauté religieuse fermée, avec le surnaturel et la satire, ses doutes, la force de la tradition aussi…

La dernière nouvelle, La Leçon de natation, m’a bouleversée par sa force et sa subtilité : là, sans rien connaître de lui, on sait qu’on a affaire à un grand écrivain.

Cette nouvelle décrit la vie dans l’immeuble de Toronto où vit le narrateur, et la description de la vie nous renvoie en écho aux nouvelles précédentes, car la vie, ici ou ailleurs, ce sont les êtres humains qui souffrent et qui vont mourir, qui aiment et qu’on abandonne. Un vieil homme meurt, double du grand-père. L’auteur essaie d’apprendre à nager, tentative cocasse et inaboutie, comme à Bombay sur la plage de Chaupatty. Il envoie à ses parents des nouvelles banales sur sa vie et les frustrent d’autant. Jusqu’à ce qu’ils reçoivent un paquet en recommandé, le premier livre de leur fils :

« Dans les nouvelles que papa a lues jusqu’ici, toutes les familles parsies sont pauvres ou de classe moyenne, mais ça ne le gêne pas ; ça ne le gêne pas non plus d’y reconnaître ses propres souffrances ; mais tout de même il faudrait montrer quelques aspects positifs de la communauté parsie, elle a de quoi s’enorgueillir (…)

Quant à maman, ce qu’elle préfère, c’est la précision des souvenirs, tout est merveilleusement décrit, y compris les choses tristes ; et même les récits qu’il a inventés sonnent vrai. »

Et la conclusion, véritable définition de la littérature :

« Ne vois-tu pas, réplique papa, que tu confonds la fiction et la réalité, la fiction ne crée pas la réalité mais se nourrit d’elle, les faits, on les fusionne, on les transpose, on les exagère, on les minimise comme on veut pour les besoins de la fiction ; mais il ne faut pas confondre la cause et l’effet, ni ce qui est véritablement arrivé avec ce que raconte l’histoire, il ne faut pas perdre le sens de la réalité, c’est courir à la folie ».

 

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Les raisons d’une fascination

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La valise diplomatique photographiée par l'alpiniste Arnaud Christmann. Crédits photo : ARNAUD CHRISTMANN/AFP

Je vous ai déjà parlé du premier roman de Rohinton Mistry, Un si long voyage, paru en 1991. La Leçon de natation, Une simple affaire de famille suivront à moins que je sente de la lassitude de votre part.

Je crois qu’il faut que je vous explique les raisons de mon intérêt exclusif pour cet auteur : il décrit de l’intérieur l’univers parsi. Je connais intellectuellement cette communauté restreinte, mais Rohinton Mistry, c’est la chair qu’il montre, fables et mesquineries, douleurs et éclats de rire. Ses  livres parlent tous de la communauté parsie de Bombay car Rohinton Mistry a émigré au Canada lorsqu’il était étudiant. Mistry est parsi, le nom même de Mistry signifie d’ailleurs « parsi » et c’est un nom courant en Inde.

Les parsis font partie d’une infime minorité de la terre indienne, mal connue sous nos latitudes. Ce sont des zoroastriens qui ont quitté la Perse lorsqu’ils se sont sentis menacés par l’islam, et ils sont arrivés sur la côte du Gujarat en 936 de notre ère. Depuis ils ont enrichi l’Inde par leur sens des affaires, créant les industries les plus performantes sous la domination anglaise avant de faire la même chose depuis l’indépendance. Les parsis n’ont pas peur de l’argent mais il ne les domine pas : ils le redistribuent généreusement dans leur patrie d’origine, et on ne compte plus les écoles, hôpitaux, instituts scientifiques, universités, écoles d’art qui doivent leur existence aux parsis. Les parsis ne veulent pas polluer la terre, raison pour laquelle ils exposent les cadavres nus au sommet des Tours de silence dont cinq se trouvent encore en activité à Bombay. Je pourrais écrire des pages et des pages sur cette communauté fascinante par sa culture, sa philosophie, son histoire et qui va s’éteindre si ses prêtres continuent à se monter aussi intolérants.

Pourquoi un tel investissement dans une communauté si éloignée de la nôtre ? Parce que cette communauté est l’élément central du livre que je suis en train d’écrire. Ce fut un enchaînement étrange.

Au départ, une conférence donnée dans la région où je vis par quelqu’un qui s’annonçait comme « l’aventurier alpiniste qui a retrouvé les épaves du Constellation « Malabar Princess » et du Boeing « Kanchenjunga » dans le massif du Mont-Blanc ». Je me suis précipitée. La conférence tenait de l’écœurement et de la fascination, je la raconte très précisément dans le livre. Car l’homme ne se contentait pas de se congratuler, il présentait dans une salle attenante le fruit de ses rapines sur le glacier dont certains éléments particulièrement abominables comme les scalps des marins du Malabar Princess ou indécents comme les sous-vêtements de la seule hôtesse de l’air française à bord du Kanchenjunga.

Cela a fait tilt : je ne savais pas encore comment mais mon prochain roman parlerait de cette histoire.

Je me suis documentée, j’ai lu une très grande partie de ce qui a été publié sur ce crash   et sur celui du deuxième avion, seize ans plus tard. Jusqu’à ce jour seuls deux avions civils se sont écrasés sur le Mont Blanc, tous les deux indiens, l’un en 1950, le Malabar Princess et l’autre en 1966, le Kanchenjunga. A trois cent mètres près au même endroit sur le glacier des Bossons. Deux avions chargés de mystère dont les circonstances du crash n’ont pas vraiment été éclaircies pas plus que le contenu exact de leurs soutes. J’ai dévoré le livre d’investigation de la journaliste Françoise Rey Crash au Mont-Blanc, paru en mars 1996 aux éditions Glénat. Extrêmement bien documentée, la journaliste a été introduite par son compagnon auprès des Chamoniards qui ne sont pas réputés pour être bavards avec les journalistes.

Dans le deuxième avion, en 1966, se trouvait à bord le père de la bombe atomique indienne, un parsi, le professeur Homi Bhabha. L’avion a explosé et seuls sept corps sur cent dix-sept étaient intacts. Parmi ceux-ci, une jeune indienne entièrement nue, habillée de ses seuls bijoux. Lorsque j’ai lu le procès-verbal de la gendarmerie de Chamonix, j’ai su que ce serait elle, l’héroïne de mon livre.

La compagnie Air India a été créée par JRD Tata, elle s’appelait  Air India International et le nouvel état indien venait de la nationaliser. La puissante famille Tata est parsie, comme beaucoup d’industriels indiens.

C’est ainsi que l’héroïne est devenue parsie, elle s’appelle Rashna, ce qui signifie « la création »: beau symbole pour un roman en train de s’écrire…

Voilà pourquoi ma prochaine critique de livre concernera La Leçon de natation de Rohinton Mistry, écrivain parsi émigré au Canada.

 

 

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Un si long et si beau voyage

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Rohinton Mistry fait partie des auteurs de la littérature anglo-indienne les plus connus. Il décrit avec subtilité le monde de la petite bourgeoisie parsie, une minorité surtout connue pour ses grands capitaines d’industrie comme la dynastie Tata. Mais les héritiers zoroastriens ne se limitent pas aux réussites brillantes, et Rohington Mistry nous immerge avec tendresse dans ce monde crépusculaire de petites gens plongés dans l’histoire contemporaine indienne.

Nous sommes à Bombay en 1971, à la veille du conflit avec le Pakistan. Gustad Noble, employé de banque parsi, vit avec sa femme Dilnavaz et leurs trois enfants dans un immeuble rempli de gens modestes qui vivent au jour le jour les tracasseries de la vie entre le lait allongé d’eau et les coupures d’eau, le manque chronique d’argent et de place.

« Ses yeux se portèrent sur l’étroit dholni sur lequel dormait Sohrab, et que l’on rangeait, enroulé, sous le lit de Darius pendant la journée. Gustad aurait voulu acheter un véritable troisième lit, mais il n’y avait pas assez de place dans la petite chambre ».

Sorhab a dix-huit ans, c’est l’espoir de la famille, il vient de passer un concours pour une école d’ingénieurs dont on attend le résultat. Son cadet Darius (quinze ans) n’est pas aussi brillant et la petite, Roshan, neuf ans, fréquente l’école catholique.

La vie de l’immeuble, avec ses personnages hauts en couleurs comme miss Kutipia qui pratique la sorcellerie ou le touchant boîteux, le jeune Temul qui n’a pas toutes ses facultés. Tous auront leur rôle à jouer dans la tragédie qui va se dérouler.

Gustad vit un quotidien de gêne rythmé par la prière et le travail, l’amitié aussi. L’ami total, le major Bilimoria, a disparu sans laisser de traces trois ans auparavant et il vient d’écrire une lettre demandant l’aide de son ami Gustad. L’autre ami de Gustad – Dinshawji – travaille dans la même banque que lui. C’est un clown, toujours entre deux blagues cochonnes qui égayent tout le monde à la banque.

Un si long voyage décrit le quotidien d’un homme bon père de famille bon époux, et puis  tout déraille : le major demande dans sa lettre à Gustad d’accepter un paquet pour lui, et celui-ci est en fait une énorme somme d’argent. Au même moment Sorhab refuse d’entrer dans l’école d’ingénieur, il veut faire des études de lettres qui ne le mèneront qu’au chômage des diplômés selon Gustad. Le père et le fils se fâchent et Sorhab quitte la maison. Roshan tombe malade, Dinshawji aussi.

La mort rôde, et le malheur, et l’histoire de l’Inde avec en filigrane les ombres du régime d’Indira Gandhi : corruption, dictature, manipulations, violences et tortures.

Ce si long voyage que va entreprendre Gustad, je ne veux pas le décrire : il faut lire ce roman pour la plongée dans un univers mal connu, pour la vérité universelle des conflits humains et des sentiments, de l’humaine condition qui nous touche au plus profond de nous-mêmes. Entre l’histoire de l’Inde et le microcosme d’une communauté elle-même minuscule, entre les conflits éternels et les petites choses de la vie, Rohinton Mistry a tissé une toile d’une finesse et d’une solidité extrême.

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Avez-vous vu le gorille ?

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Dans un test d’attention sélective célèbre appelé test du gorille les psychologues Daniel Simmons et Christopher Chabris ont montré le fonctionnement de ce que l’on appelle en français la cécité inattentionnelle : lorsque notre esprit est occupé par une tâche, des éléments très importants qui se passent à ce moment-là lui échappent totalement.

Dans ce test du gorille, on donne une vidéo à regarder à des spectateurs avec une consigne précise : deux équipes vont se faire des passes de basket, une équipe en noir et une autre en blanc ; les spectateurs doivent compter seulement les passes des joueurs en blanc.

Au milieu du test, une femme déguisée en gorille passe au milieu du terrain, danse, frappe sur sa poitrine à la manière de King Kong avant de s’éloigner sans se presser.

60% des spectateurs ne l’ont pas remarquée !

On peut multiplier les tests d’attention sélective, je vous propose les trois suivants sans vous donner d’indications pour que vous puissiez faire vous- même l’expérience :

Les deux femmes qui bavardent, le très drôle test télépathique ou le questionnaire.

Nous souffrons tous d’un déficit d’attention lorsque nous sommes concentrés sur quelque chose et celui-ci peut aller très loin, mettant notre vie et celle des autres en danger au volant, par exemple.

Quant aux manipulations que cela entraîne, elles sont vieilles comme le monde, les boucs émissaires sont faits pour ça. Que font les dirigeants de tous les pays pour détourner l’attention de la population des vrais problèmes ? Ils la focalisent sur un leurre qui va la passionner. Souvenez-vous de Léonarda la jeune Roumaine qui a occupé le terrain dans notre pays pendant trois semaines… et pendant ce temps-là la loi sur l’espionnage en temps réel des Français venait d’être validée à l’assemblée. Actuellement Poutine distrait l’attention des Russes des problèmes économiques grâce à l’Ukraine. Personne n’a dit que le détournement d’attention  ne pouvait pas être dangereux…

Le test du gorille a valu le IG Nobel de psychologie à Simmons en 2004. Pourtant l’attention sélective est une constante de notre cerveau dont la mise en évidence par les expériences américaines méritait mieux qu’un prix de dérision.

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