Archives de l’auteur : Nicole Giroud

L’Anthogrammate, extrait en avant-première

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Chers lecteurs,

Voici une petite mise en bouche : le début du premier chapitre de l’Anthogrammate qui, comme chacun sait, est un spécialiste du langage des fleurs.

Le livre paraîtra en juillet, je vous donnerai plus de détails dans quelques semaines. Bonne lecture !

Marguerite

 

Dans l’absolu je suppose que quarante ans d’Éducation Nationale ne prédisposent pas une institutrice à la retraite à devenir la reine de l’arnaque.

Quoique…

Combien de fois ai-je pris un air mystérieux, les yeux brillants comme si j’allais leur révéler un trésor, avant d’affirmer à mes élèves : « Nous allons faire maintenant quelque chose que vous allez adorer une fois que vous aurez compris comment cela fonctionne, et votre science étonnera vos parents ! », tout cela pour introduire les accords des participes passés avec avoir ou la règle de trois ? Je m’interroge. Non, non, il est ridicule de penser que tous ces petits mensonges nécessaires pour faire passer les pilules du savoir m’ont aidée à devenir ce que je suis. Vous connaissez beaucoup d’enfants se précipitant avec des hurlements de joie sur les tables de multiplication ?

Aucun rapport avec mes filouteries actuelles.

Arnaque, filouteries : comme j’ai changé, moi qui ai fait la chasse au terme familier, ou pire, populaire pendant des décennies, convaincue que si mes élèves apprenaient le « bon français » une place au paradis des bonnes situations les attendrait certainement. Je m’efforçais de n’employer que des termes simples mais choisis, reprenant en douceur, sans jamais me lasser, les petits qui ramenaient leur quotidien à l’école.
— M’dame, hier les keufs ont embarqué Bibi, vous savez, le mec qu’est allé à l’école avec vous ! Il avait de la blanche planquée dans ses WC, un gros paquet !
— Merci de cette information, Malika. Je suis désolée d’apprendre qu’hier la police a emmené un de mes anciens élèves parce que celui-ci trafiquait de l’héroïne. J’espère que cela n’arrivera avec aucun d’entre vous, j’en suis sûre, et vous aussi, n’est-ce pas ?
— Sûrs, maîtresse !

Ils hochaient vigoureusement la tête mais manquaient de conviction : les moyens de survivre n’étaient pas si nombreux, et moi non plus je n’étais pas sûre de ce que j’avançais mais je faisais semblant. Je refusais l’intrusion de la cité dans ma salle de classe. Ce n’était pas du passéisme mais de la résistance : j’avais une théorie que mes collègues ne partageaient pas, ils me regardaient d’un drôle d’air lorsque la chose transpirait, ce qui arrivait dans la première semaine de la rentrée :
— Alors comme ça, Marguerite, il paraît que dans ta classe on ne parle que le français ?
Je hochais la tête, attendant le mauvais coup.
— Et ils comprennent ?
Là-dessus mes jeunes collègues pouffaient de rire. Eux-mêmes employaient un langage fort proche de celui de nos élèves et se gaussaient du mien. Je m’entêtais : dans ma classe on ne parlait pas l’argot des cités, on s’essayait au français, langue étrangère inlassablement ressassée. Lorsque j’y pense, cela frôlait le ridicule. Heureusement, j’étais sauvée par le samedi matin.

Le samedi matin donc, je ramenais un livre de ma bibliothèque, Le merveilleux voyage de Nils Olgerson, un superbe volume doré sur tranche qui impressionnait beaucoup les gamins. Ils s’installaient comme ils voulaient, sur les tables, dessous, par terre, ils amenaient à manger, des coussins, n’importe quoi à part des cigarettes et de l’alcool. C’était le moment privilégié, j’allais leur lire une histoire extraordinaire, magique, un croisement entre Harry Potter et les livres dont vous êtes le héros.

Je faisais à l’instinct, Selma n’aurait pas reconnu le voyage en Suède de son héros mais elle aurait approuvé, je suis sûre, la trahison de son texte. Les yeux brillants, perdus dans leur propre rêve comme Nils Olgerson, le petit chenapan du départ, mes petits du cours moyen étaient transportés dans un autre monde, ils prenaient de la hauteur par rapport aux vicissitudes de l’existence. J’ai toujours eu le don de l’improvisation et le samedi matin je l’exploitais au maximum, utilisant les éléments de la semaine pour rassurer mes graines de misère aux grands yeux noirs : bien sûr qu’ils allaient triompher de ce monde infâme, c’était écrit dans mon beau livre, alors, comment pourrait-il en être autrement ?

C’était ma force, les histoires du samedi matin, la carotte nécessaire pour les obliger à entrer dans une culture qui leur était étrangère : pas d’insultes en arabe ou en portugais, pas de verlan, seulement du français et c’était exotique. Jamais ils ne se sont révoltés contre ce diktat : dans ma classe on parlait français, j’annonçais la couleur dès le premier cours. J’allais les transformer en Français plus blancs que blancs, avec des tournures correctes à se faire pâmer de jalousie ceux qui étaient là depuis Vercingétorix.

— Qui c’est, Vercingétorix ?
— Un ami d’Obélix.

Je prenais quelques libertés avec l’histoire, avec toutes les histoires, en fait, maintenant que j’y pense, mais c’était pour la bonne cause. L’orthographe, le calcul, j’ai dû parfois faire face à des frondes ou des mouvements de résistance larvée, mais jamais contre le français. Tous mes collègues ne pouvaient pas en dire autant.

Mes histoires du samedi matin étaient pour beaucoup dans cette soumission. Même malades ils étaient tous là, le regard perdu dans des horizons lumineux, et ma voix s’égrenait dans la salle, des échos nous parvenaient des autres classes, des chahuts parfois, rien ne les arrêtait. Ils étaient partis dans un univers de lumière où l’amitié et le courage triomphaient de tous les obstacles. Ils étaient des héros, ils étaient extraordinaires et leur vie serait belle. « Et alors Nils prit son vilain beau-père à la gorge et l’envoya dix mètres plus loin. Tous les autres enfants le félicitèrent : jamais plus Nils ne fut ennuyé par le deuxième mari de sa mère. Il avait osé s’opposer, surmonter sa peur, montrer qu’il existait ». Parfois un petit futé s’interrogeait :
— C’est bizarre, ce livre, c’est comme des histoires de par ici et pourtant sur les images on voit des forêts, pas des cités…
Il inclinait la tête, à moitié convaincu. Celui-là s’en sortirait, j’en étais sûre, quand on se méfie, on a une longueur d’avance. Il y avait tant de requins autour, prêts à manger mes petits élèves, la mer était grise, le bateau salvateur n’arrivait pas, l’oie magique leur permettant de s’élever au-dessus de la mêlée non plus. Alors on faisait ce que l’on savait faire, petits ou gros trafics, histoire d’avoir une vie. Et moi je continuais à raconter des histoires, à leur fabriquer une mythologie sur mesure.

Pendant quarante ans j’ai menti comme je respirais, entassant inventions et contrevérités avec la conscience nette et le regard franc du pédagogue pur et dur.

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L’équilibre du monde, entre rire et désespoir

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J’aimerais vous parler encore d’un roman de  Rohinton Mistry, l’Equilibre du monde, titre original A fine Balance, titre amèrement, désespérément antithétique.

Ce roman, comme tous les autres livres de l’auteur, brasse l’histoire contemporaine de l’Inde, avec ses désespérés de la terre qui essaient de redresser la tête et qui seront irrémédiablement broyés par la machine sociale et politique, avec Indira Gandhi et ses programmes de stérilisation, ses magouilles et son amour immodéré pour son fils.

Mistry situe son roman comme les autres à Bombay ; il décrit ce qu’il connaît de l’intérieur : la petite bourgeoisie parsie, la misère grouillante du petit peuple de la rue, les magouilles politiques et les abominations du système des castes, la violence atroce qui s’exerce pour que le système social puisse se perpétrer.

Pas de révolution dans les romans de Mistry. Pas de grands personnages qui vont changer le monde, seulement de petites gens, avec leur courage et leur rouerie, leur volonté de vivre une vie qui vaille la peine et puis les voilà qui baissent les bras.

Pas de rédemption, pas d’espoir mais du rire au milieu de l’horreur, des satisfactions minuscules au sein de la misère la plus atroce.

Quel roman, quel souffle, quel grouillement de vie dans ce microcosme !

Dans un quartier de Bombay une jeune parsie, Dina Dalal, lutte pour conserver son indépendance après la mort de son mari ; elle ne veut pas retourner au domicile de son frère Nusswan qui appartient à la classe sociale moyenne qui commence à apparaître en Inde. Elle prend un pensionnaire, un étudiant venu de sa montagne, Maneck. Elle décide aussi de faire travailler deux tailleurs intouchables, Ishvar et Omprakash, sous-traitant ainsi la sous-traitance qu’elle a obtenue. Nous avons ici une analyse très fine du sous-prolétariat et des conditions de travail dans la confection.

Tout semble s’améliorer, Dina peut payer son loyer malgré les menaces du propriétaire qui veut récupérer le logement, Ishva et Omprakash ne dorment plus dans la rue, Maneck va passer ses examens. Mais il y a l’état d’urgence décrété par Indira Gandhi, les exactions, les horreurs dont seront victimes les deux tailleurs. Quant au meilleur ami de Maneck, Avinash l’étudiant leader de la contestation estudiantine, il mourra torturé dans les geôles de la police, entraînant sa famille dans une cascade de malheurs.

Il faudrait citer tant de personnages forts dans ce roman fleuve ! Shankar le mendiant cul de jatte, emblématique de ce peuple parfois estropié volontairement par la volonté du roi des mendiants, Ashraf Chacha l’ami musulman de la famille des tailleurs à qui il doit la vie lors des atroces massacres de musulmans… Tant de personnages dans cette trame dense, tant de personnages qui s’agitent et tentent d’échapper à leur destin !

Mais il n’y a pas de rédemption, toute tentative de révolte contre l’ordre établi se soldant impitoyablement par la répression. L’épisode de la castration d’Omprakash est insoutenable, tout comme la description de la stérilisation forcée des hommes de tout un village dans des conditions d’hygiène déplorables. Ishvar deviendra cul-de-jatte après la survenue de la gangrène, reprenant le rôle de Shankar le mendiant dans une désespérante roue du destin. Restent la résignation et l’humour des personnages qui trouvent la force de rire, les autres comme Maneck finissant tragiquement.

Inlassablement Dina fabrique un couvre-lit en patchwork avec les chutes de tissu, mais il manque un morceau ou un fil se détache, superbe métaphore du travail du romancier et de son propre déchirement face à la dureté de la société indienne.

« Il saisit la corde et tira. Ishvar fit claquer sa langue contre ses dents, imitant le clac-clac d’un conducteur de char à bœufs. Son neveu piaffa et tendit le cou.

— Arrêtez ça, leur intima-t-elle. Si vous vous comportez ainsi, personne ne vous donnera la moindre paisa.

— Allons, mon tout bon, dit Ishvar. Soulève tes sabots ou c’est avec de l’opium que je te nourrirai.

Gloussant, Om partit en trottant lourdement. Ils cessèrent de jouer les clowns quand ils débouchèrent sur la rue.

Dina referma la porte en hochant la tête. Décidément, ces deux-là ne cesseraient jamais de la faire rire. Comme Maneck autrefois. Elle lava les deux assiettes et les rangea dans le placard afin que Nusswan et Ruby les trouvent pour le dîner. Puis elle s’essuya les mains et décida de faire un petit somme avant de préparer le repas du soir. »

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Mural numéro 2

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Un vilain portail en métal noir, hostile, et sur ce support improbable, une fille qui balance ses longs cheveux roux, une fille qui fait penser à la magnifique chanson de Léo Ferré, C’est extra:

Une robe de cuir comme un fuseau
Qu´aurait du chien sans l´faire exprès
Et dedans comme un matelot
Une fille qui tangue un air anglais
C´est extra…

La sensualité un peu triste de cette fille dont on ne voit que le nez et la bouche qui ne sourit pas, cette fille au visage masqué par la masse de ses cheveux, extatique, concentrée, cette fille saisie au moment où elle est penchée en arrière en un mouvement de masse qui la cache et la dévoile, cette fille provoque des vibrations contradictoires.

Elle est éclairée par une lumière qui vient de haut, soleil ou spotlights, et la dorure part de ses cheveux sur le front, glisse sur l’arête du nez, s’attarde sur la bouche et coule sur l’épaule avant de couler le long des plis de la manche de son pull. Ombre et  torse fondu dans le sombre support. Chaleur. Elle a remonté ses manches.  La lumière souligne sa magnifique chevelure en coulées désordonnées pleine d’une vie sauvage, l’or et le cuivre, la sauvagerie et le mystère, sur ce vilain portail noir plein de coulures sales quand on abandonne la belle danseuse.

L’artiste ne peut pas supprimer l’environnement déglingué mais il a fait surgir tant de vie, de vibrations et de sensualité que la jeune femme perdue dans son extase silencieuse réchauffe la froide journée londonienne. On se surprend à avoir envie de relever ses manches mais la pluie reprend.

Ecoutez Léo Ferré chanter C’est extra

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Mural numéro 1

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La belle fille aux yeux pers sur cet immense  mur de briques ne regarde pas les passants, elle semble plongée à l’intérieur d’elle-même, dans un paysage aussi triste que celui sur lequel on l’a emprisonnée.

Les yeux ourlés de cernes noirs, noyés d’une nostalgie indicible, mangent le regard des passants qui s’immobilisent, qui glissent ensuite vers son épaule nue au ras des ordures sur le trottoir. Le trouble de cette épaule nue, la proximité de la chair exposée et superbe avec les déchets jetés sur le trottoir kaléidoscopent l’immonde et le beau.

Elle enserre une rose dans sa main droite. Aucune expression de contentement sur son visage, comme si elle humait le vide, que la rose d’acrylique sur son visage figé n’était qu’un symbole kitch dont elle se serait bien passé.

Le peintre a d’ailleurs forcé sur les roses : une au sommet du crâne, une autre sous l’oreille droite comme les poupées espagnoles et la troisième dans sa main droite, était-ce le manque d’imagination, la facilité, l’envie de contrer la nudité de la fille alanguie sur le mur de briques ?  Trois roses pour cette fille épaule nue contre le bitume, n’est-ce pas un peu trop ?

Un homme passe, regard baissé, casquette rouge, il est pressé. Deux poteaux métalliques empêchent les voitures de se garer devant le mur aveugle envahi par cette fille si triste, une marée de tristesse et de beauté sous un ciel gris, un jour, à Londres.

 

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La vérité sur l’affaire Harry Quebert

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J’ai mis du temps à lire La vérité sur l’affaire Harry Quebert tant la publicité appuyée autour de ce roman m’avait irritée : je déteste les admirations imposées par les rois des médias. Alors je l’ai lu tranquillement, une fois le battage médiatique retombé.

Je ne me suis ni ennuyée, ni passionnée, juste étonnée de tant de « buzz » autour d’un livre si peu original. Où se trouve « l’épopée » que certains ont évoquée ? Mystère de la grande braderie des mots.

Tout le monde connaît l’argument : un jeune écrivain doit écrire son deuxième livre mais il est en panne d’inspiration ; ça tombe bien, son mentor et ami, l’écrivain Harry Quebert, vient d’être accusé du meurtre d’une Lolita dont on vient de retrouver son cadavre dans le jardin avec le manuscrit de son célèbre roman à côté d’elle. Le jeune Marcus Goldman vient au secours de son maître et enquête dans la petite ville où se sont passés les faits. Un auteur en panne qui vient en aide à un autre auteur qui était en panne lui aussi au moment des faits : jolie mise en abîme.

Pour qui regarde la télévision et va au cinéma, cette enquête évoque la série américaine Cold case puis le film Minority report avec la fâcheuse accumulation de preuves autour de celui qui est en fait la vraie victime de l’écrivain Harry Quebert, un malheureux entre Quasimodo et Cyrano.

Au niveau de l’enquête, les rebondissements s’enchaînent : la pauvre Nola passe par tous les stades, d’adolescente radieuse à l’état de quasi prostituée officielle de la petite ville avant de se révéler psychotique.

Trop c’est trop. Un grand roman américain ?

Ce que j’ai trouvé de très américain dans ce roman, c’est l’épaisseur, alors que sous nos contrées on préfère les livres anorexiques, les éditeurs surtout. Mais là, vraiment, cette abondance de dialogues creux, de coups de théâtres se contredisant les uns les autres, c’était vraiment utile ? Je me surprenais à penser Enlève ça, là c’est de trop, évite cette complaisance… Franchement, une gamine fille de pasteur des années 70, vous l’imaginez faire une fellation au chef de la police locale pour en faire un criminel et protéger l’écrivain qu’elle aime ? Le jeune auteur a transposé son époque, non ? Et la caricature de mère juive ?

Passons sur le copié collé avec le roman La tache de Philip Roth, les références admiratives de l’auteur sont touchantes, d’autres s’y sont essayé en leur temps, je pense à Régine Desforges et sa Bicyclette bleue très inspirée d’Autant en emporte le vent. Elle avait connu le même succès public.

Reste un roman qui n’est pas le chef d’œuvre que certains ont essayé de nous vendre avec insistance mais qui se lit très agréablement. La mise en abîme  sur la création littéraire et l’imposture  justifie amplement la lecture de ce succès de librairie. J’attends avec impatience les livres suivants de ce jeune homme doué, apparemment très au fait des pratiques de l’édition dont il saura je l’espère déjouer les pièges.

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