Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Le grand Cœur, alias Rufin

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le Grand CoeurJacques Cœur, grand argentier du roi de France Charles VII, a fui la haine de celui-ci et se retrouve sur l’île grecque de Chio. Très vite il comprend qu’il n’échappera pas à ses poursuivants et entreprend d’écrire ses mémoires :

Le temps enfui a noué dans mon esprit une pelote serrée de souvenirs. Il me faut lentement la dévider pour tendre enfin le fil de ma vie, et comprendre qui doit un jour le couper. C’est ainsi que je me suis mis à écrire ces Mémoires.

L’exercice est convenu mais fort bien annoncé. Nous allons dès lors, grâce à l’art consommé de Jean-Christophe Rufin, osciller entre le présent insulaire de cet homme pourchassé de cinquante-six ans, et son passé mouvementé. La narration à la première personne mêle biographie et confession. Une manière habile de se concentrer sur ce que l’auteur connaît de la vie du grand argentier de Charles VII, de lui prêter bien de ses traits et propres réflexions sur le pouvoir… et d’occulter toute référence à la période historique, car il est bien connu qu’on n’évoque jamais la période dans laquelle on vit, puisque justement on la vit. Lumineuse façon de masquer une certaine ignorance historique ?

Le bien nommé Jacques Cœur s’éleva, à la fin de la guerre de Cent ans et du Moyen-Âge, de sa condition de modeste bourgeois au statut envié de prêteur du roi et des puissants de son temps avant de se retrouver emprisonné, torturé et poursuivi de la haine du roi de France.

Comment un destin aussi romanesque n’aurait-il pas tenté l’écrivain qui a passé son enfance au pied du palais de Jacques Cœur à Bourges ?

Accointances…

Cela nous donne un roman trépidant, j’allais écrire un roman de cape et d’épée si ce n’était un anachronisme. Le fils du pelletier n’oubliera pas les humiliations de son père devant les nobles arrogants. Son ascension sociale commence par son mariage avec Macé de Léodepart, la fille d’un riche changeur. Par son beau-père, le jeune homme accède au monde de l’argent. L’auteur excelle à nous relater la progression du jeune homme vers  les plus importantes fonctions de cette royauté encore en élaboration. Il évoque avec beaucoup de subtilité les relations d’amour-jalousie entre le bourgeois dont l’ascension sociale semble irrépressible et le roi contrefait qui cherche à asseoir son pouvoir. Jacques Cœur alimente les caisses du roi, lui permet d’entretenir une armée sans faire appel aux nobles et introduit le luxe dans une cours qui se civilise. Il prête à tout le monde mais il s’enrichit, et plus cette richesse croît, plus il se trouve à la limite de la disgrâce. Jusqu’à l’apparition d’Agnès Sorel, première favorite royale, dont on ne sait si elle fut réellement la maîtresse du Grand Argentier, mais  le romancier tranche. Plus dure sera la chute, bien sûr, jusqu’à cette fuite sur une île grecque où l’histoire nous est racontée par le héros.

J’aime beaucoup les postfaces de Jean-Christophe Rufin, parfois même je les préfère au roman qui précède, comme celle du Collier rouge, si émouvante, si sincère. La postface de ce roman nous livre les raisons et intentions de l’auteur concernant le choix de Jacques Cœur et son intérêt pour l’une des premières mondialisations de l’histoire. Elle est aussi aveu :

Je ne sais ce qu’il penserait d’un tel portrait et sans doute me ressemble-t-il plus qu’à lui.

Certes. Les superbes réflexions désabusées sur le pouvoir et l’argent appartiennent à celui qui s’est blessé au contact du politique… Mais que penser des manques troublants dans la vie du héros ? Par exemple jamais on ne saura combien d’enfants a eu Jacques Cœur avec sa femme ; il est vrai qu’à cette époque la mortalité infantile était effroyable, mais vraiment, nous sortir du chapeau deux prénoms au moment où un fils devient évêque et où une fille fait un somptueux mariage, cela montre pour le moins une paternité défaillante ! Cet homme qui vient d’un passé si lointain parle beaucoup de voyages en Orient, de commerce, de stratégie, il converse avec un pape supposé athée, avec le roi, il tombe amoureux de la lumineuse Agnès, bien sûr. Pourtant, je sens poindre un malaise : où se trouve le contexte ?

Ne cherchez pas d’immersion dans une époque disparue, vous ne la trouverez pas. Proximité de pensée et d’actions avec notre époque, absence de points de repères chronologiques (pas une seule date !), ce grand Cœur ne se veut certainement pas roman historique. Il manque de  goûts, d’odeurs, de vie quotidienne, de chair, de doutes, de contradictions. Cet homme inconnu et fascinant comme son palais à double face, l’une médiévale, l’autre tournée vers l’Italie, cet homme qui a vécu dans une époque à jamais inconnaissable pour nous est restitué en une sorte d’autoportrait de l’auteur. Chacun y choisira ce qui le séduit, mais en étant conscient qu’il lit un roman contemporain astucieux, fort bien écrit, mais un peu vide de ce passé qui nous a créés.

Le grand Coeur
Jean-Christophe Rufin
Gallimard, janvier 2014, 592 p., 8,70€
ISBN : 9782070456154

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La liberté floue

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Tout le monde s’inquiète de l’intrusion de Google dans notre vie privée. Erreur ! L’entreprise est très attentive à la liberté des peuples. La preuve ? Street view – le programme de Google destiné à nous permettre de visualiser le lieu que nous cherchons – possède un système de floutage automatique pour masquer les visages ou les plaques minéralogiques des voitures.

Statue de la liberté floutéeRaison sans doute pour laquelle celui-ci a flouté La liberté éclairant le monde, la célébrissime statue de la Liberté offerte par la France à l’Amérique en 1886. Faut-il y voir un message subliminal, l’amitié franco-américaine sombrant dans le flou ? Ou bien est-ce destiné à décourager les nouveaux immigrants de la Terre Promise ? La belle aurait-elle pris des rides, un excès de crottes d’oiseaux ou du lichen sur le nez ?  Les excès de la technologie permettent en tout cas de superbes éclats de rire pour les humains non augmentés.

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Les injures libératrices

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En ces temps instables où le soleil de la mort distille la peur et la souffrance alors que nous aimerions lâcher prise devant la méfiance, je vous propose une série d’insultes tirées du numéro de juin du magazine Causette. Pour ceux et surtout celles qui ne connaîtraient pas encore ce magazine féminin, féministe et engagé, précipitez-vous sur ses articles pleins d’humour, de sensibilité et d’ouverture au monde. Le hors-série sur les faits divers de cet été devrait vous faire du bien…

Causette numero-68Dans L’art de bien insulter, le magazine offrait à ses lectrices des injures destinées à contrer les sournois du bus et du métro, ceux qui vous mettent la main au panier en toute impunité. Qui n’a pas fait l’expérience ? On est serrés les uns contre les autres, un monsieur bien sous tous rapports regarde dans le lointain et son attaché-case vous rentre dans les fesses. Seulement ce n’est pas sa mallette d’employé modèle qui explore votre arrière-train.

Pour un tel individu, mycose rectale et jus de poubelle me semblent fort appropriés. Toujours dans le même dossier, dans la rubrique Petite fabrique des insultes, latin de cuisine et souvenirs de grec ancien aident à fabriquer de savoureuses injures. Je vous donne quelques exemples :

Le fort peu élégant trou du cul devient alvéopyge, peau de vache (votre chef de bureau) se transforme en savant bovinoderme. Si le tyran se conjugue au féminin, celle-ci ne se reconnaîtra pas lorsque vous la traiterez de paléocapridé au lieu de vieille bique, trop identifiable pour des oreilles exercées. Le quinquagénaire libidineux frappé l’alopécie gagnera à se faire traiter d’ovocéphale plutôt que de crâne d’œuf un brin trop usé.

Quant à ceux qui nous font peur, les messagers de la mort imprévisible, ceux qui ne veulent pas mourir tout seuls et veulent connaître leur moment de célébrité, comment les traiter ? Trouvez un dictionnaire divisé en deux par les pages roses des locutions latines, grecques et étrangères. Ensuite fabriquez l’injure la plus violente mais la plus savante que vous pourrez et criez-la au bord de la mer ou d’une forêt, criez-la face à un ciel plein d’étoiles. Si le cri libérateur ne vient pas, écrivez-le avant de le glisser au milieu d’un bouquet de fleurs ou de le poser à côté des bougies. C’est mieux qu’un crachat, vous ne trouvez pas ?

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Quintett, somptueuse composition de Frank Giroud

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Qu’est-ce qu’un écrivain ? Un être solitaire penché sur son écritoire-ordinateur, angoisse de la création et surtout de la publication ? Frank Giroud dément tous les poncifs, lui qui fournit des univers plus vite que son ombre, de la chanson au polar, du western au complot politique et j’en passe. Frank Giroud (hélas, aucun lien de parenté) se multiplie dans une galaxie d’univers avec une puissance d’invention qui laisse pantois.

Il nous a offert il y a quelques années un véritable bijou avec le scénario de la bande dessinée Quintett. J’aimerais vous rappeler ce beau moment de littérature graphique toujours disponible aux éditions Dupuis.

L’histoire de ce Quintett se déroule, comme il se doit, sur cinq mouvements donc autant de volumes. Pour l’accompagner dans ce travail d’une grande richesse, Frank Giroud a confié le dessin et les couleurs à différentes équipes : Cyril Bonin pour le premier volume, Histoire de Dora Mars, Paul Gillon pour le deuxième, Histoire d’Alban Méric, Steve Cutor pour l’Histoire d’Élias Cohen, Jean-Charles Kraehn pour l’Histoire de Nafsika Vasli et Giancarlo Alessandrini pour le dernier mouvement, La chute.

L’expression de sensibilités différentes ne nuit pas du tout à la cohésion de l’ensemble. Chaque volume se lit avec passion tant Frank Giroud maîtrise l’art de la narration et du suspense.

Chaque volume nous offre le point de vue du personnage qui a participé à la tragédie de Pavlos, sur la base aérienne de la zone neutre de Macédoine, en 1916. Moment oublié de l’histoire de la première guerre mondiale où la Grèce oscille entre tentations germaniques et indépendance. On découvre que beaucoup de Grecs ressentaient l’installation des alliés comme une occupation. Faut-il rappeler que le scénariste est agrégé d’histoire et ancien élève de la prestigieuse école des Chartes ? L’érudition n’est jamais lourde tant elle est intégrée dans la personnalité de ce surdoué.

La première histoire est celle de Dora Mars, jeune chanteuse naïve qui est tombée amoureuse d’Armel, viveur cynique aviateur de son état. Lorsque le théâtre aux armées lui propose de venir chanteur pour distraire les soldats sur la base des Balkans où se trouve Ariel, Dora n’hésite pas. Sur place, un « quintett » sera formé. La suite va basculer dans la tragédie. Ce volume est celui de Dora, mais on a compris dès la première page que son histoire fait partie d’une autre histoire, beaucoup plus complexe, avec citations d’un livre de Paul Ricoeur sur Le music hall à l’épreuve du feu.

Le deuxième mouvement concerne Alban Méric, spécialiste d’histoire byzantine, lieutenant qui tombe amoureux de son ordonnance, le jeune Manolis. Alban est le violon du quintet animé par la clarinette d’Élias le mécanicien, la voix de Dora et le tambouras de Nafsika la belle aubergiste. Quant au piano… Vous découvrirez dans La chute les véritables ressorts des crimes qui ont eu lieu sur la base et qui ont durablement impacté la vie des membres du Quintett.

Dans les séries, il est difficile d’échapper à la sensation que l’auteur allonge la sauce pour aller au bout de son succès. Rien de tel avec ces cinq volumes dont chacun est très dense. La narration de cette bande dessinée est une merveille. Construction solide, raffinée, tortueuse sans artifices. Quant à la réalisation graphique, c’est époustouflant. Chaque personnage imprime son tempo, les lettres d’Élias à sa mère, par exemple, restituent l’écriture appliquée de qui n’est pas familier de l’écrit.

Impossible de décrire la richesse de l’histoire, ses rebondissements et inclusion des personnages dans une réalité qui les dépasse. Le dernier mouvement est un final à la hauteur de l’ensemble.

L’été est le bon moment pour récupérer ce qu’on n’a pas lu et qui était remarquable. Ce Quintett éblouissant est une valeur sûre de la BD. Faites-lui une place dans votre bibliothèque, vous ne le regretterez pas. Pour rappel, Frank Giroud a obtenu en 2002 le prestigieux Max und Moritz du Meilleur Scénariste International, rejoignant le club des Pierre Christin, Alan Moore et Jean Van Hamme.  Une valeur sûre, et un très beau moment de lecture, pas seulement pour l’été.

Quintett, Histoire de Dora Mars
Franck Giroud/Cyril Bonin
Dupuis, août 2005
ISBN : 9782800137186

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Mille et un morceaux de vie et d’amitié

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Les vacances approchent, les Anglais s’éloignent, les mauvaises nouvelles s’accumulent : que faire, que lire ?

Mille et un morceauxJe vous propose le remède magique à la maussaderie, à l’ennui et au repli sur soi : Mille et un morceaux de Jean-Michel Ribes.

Pour ceux qui ne le connaissent pas, le directeur du théâtre du Rond Point à Paris a essuyé les foudres des fondamentalistes catholiques il y a quelques années. Menaces de mort, seau d’excréments sur la tête, manifestations devant le théâtre… Il raconte cet épisode de sa vie dans ces Mille et un morceaux. Je vous entends soupirer : Encore un livre de souvenirs écrit par une célébrité qui s’admire le nombril et le fait lustrer avec ses amis célèbres, et quand je dis « écrit », va savoir qui a mis en mots de vagues entretiens… Erreur ! Ce livre va vous émouvoir, vous faire éclater de rire, et vous séduire par les qualités de son écriture.

L’ennui, comme toute chose détestable, peut se révéler, lorsqu’il est de grande qualité, un mets tout à fait savoureux. Jacques Dutronc, grand amateur d’ennui, avait découvert un endroit à Paris d’une densité d’ennui tout à fait exceptionnelle. Il s’agissait du hall de l’hôtel PLM Saint-Jacques, un cinq-étoiles étouffé dans une tour de béton gris qui s’élevait non loin de l’hôpital Saint-Anne dans le XIVè arrondissement. Il aimait nous y convier Jacques Villeret et moi à l’heure du déjeuner le dimanche, jour rêvé pour s’ennuyer. (…) Là, tels des explorateurs fascinés par la beauté d’une pyramide maya soudainement apparue dans la jungle, nous regardions sans en perdre une goutte le total manque d’intérêt de tout ce qui nous entourait.

La suite vaut son pesant d’humour absurde que je vous laisse découvrir.

Jean-Michel Ribes raconte au pas de charge les chaos et découvertes de son existence avec un sens de l’à-propos inénarrable ; l’art de se moquer de soi sans complaisance, et des autres sans méchanceté aucune. Humour, mais pas ironie.

On rit beaucoup dans ce livre où abondent situations cocasses ou vaudevillesques. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas : le fond de dépression et de fragilité affleure, avec la légèreté de qui peine à trouver un sens à l’existence.

Il y a également du La Bruyère chez ce petit homme un peu rond, une façon de cerner une personne en si peu de mots qu’on est ébloui :

Milan Kundera est un homme solide, fragile, courtois, rugueux. Sa femme veille sur lui. Elle ne le lâche pas des yeux, même quand elle s’adresse à vous, c’est lui qu’elle regarde. Belle, brune, chaleureuse, Olga entoure son mari. Elle fait de la gymnastique avec lui, elle note ce qu’il dit quand ils se promènent, elle surveille ce qu’il mange. (…) De temps en temps, Olga souligne, précise, commente la pensée de Kundera. Il ne s’en offusque pas, il ne l’en empêche pas, il accepte.

Somptueuse description de l’envahissement !

Certains portraits subjuguent par leur côté photographique, d’autres émeuvent par leur délicatesse. Cet homme a le sens de l’amitié et de la fidélité dans le suivi. L’amitié de Ribes, c’est pour la vie. Que de monde, dans ces souvenirs ! Les amis et célébrités se bousculent pêle-mêle, ne cherchez pas de chronologie, nous sommes dans le chaos de la vie et le désordre des émotions, pas dans une biographie raisonnable.

Au début du livre, l’auteur raconte l’histoire des deux petites souris de sa grand-mère : 

Le gouffre, l’angoisse, perdre pied, quand je tombe, m’effondre, quand les larmes me noient, ni Bible, ni poème, ni croyance ne me secourent (…) seule une histoire que me racontait ma grand-mère me ressuscite, la voici :

Il fait nuit, la cuisine est plongée dans une obscurité brisée par un trait de lune. (…) À l’angle d’un placard, deux souris surgissent. (…) Une grande jatte de lait borde une pile d’assiettes sales. Elles s’y précipitent, y plongent, se baignent, se désaltérant de lait. Repues, gavées même, elles décident de retourner sur la table. Le niveau de lait a baissé tant elles ont bu. Il leur faut remuer vivement les pattes pour atteindre le bord du récipient et s’en extraire. La paroi est lisse. Elles glissent, s’élèvent et retombent, à bout de souffle. Aucune aspérité où accrocher leurs griffes. (…) L’espoir de sortir s’éloigne. Encore une fois elles s’élancent. Impossible de s’extraire du pot où elles pataugent en vain. L’une d’elle, exténuée, abandonne son amie. Elle se laisse couler et se noie. L’autre refuse ce destin. Avec ce qui lui reste de rage, sans savoir ni comprendre pourquoi elle continue à battre des pattes. À l’instant où elle perd connaissance, elle sent une glu sous ses griffes, une pâte molle qui durcit peu à peu.

Battu et rebattu par son désir de vivre, le lait est devenu du beurre. Elle quitte le pot, bondit sur la table, saute sur le sol et s’enfuit chez elle.

Ce petit conte, je l’ai toujours en poche. Combien de fois il m’a permis d’éviter la noyade dan une réalité aux parois si désespérément lisses.

Ces Mille et un morceaux vont ensoleiller votre été et vous aider à continuer à vous battre pour sortir du bocal. Bon été à tous.

Mille et un morceaux
Jean-Michel Ribes
L’Iconoclaste, août 2015, 528 p., 23 €
ISBN : 978-2-91336-690-9

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