Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Un ciel rouge, le matin, lyrique noirceur

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D’abord il n’y a que du noir dans le ciel, et ensuite vient le sang, la brèche de lumière matinale à l’extrémité du monde. Cette rougeur qui se répand fait pâlir la clarté des étoiles, les collines émergent de l’ombre et les nuages prennent consistance. La première averse de la journée descend d’un ciel taciturne et tire une mélodie de la terre.

Bienvenue en Irlande et dans la noire poésie de ce stupéfiant premier roman d’un Irlandais de 37 ans, Paul Lynch.

Un premier roman ce diamant noir aux arêtes polies ? Un premier roman ce texte lyrique, cruel, implacable comme une tragédie grecque ? Un premier roman cette narration qui vous emprisonne, vous subjugue et vous laisse pantois ?

Il y a très longtemps que je n’ai pas lu un roman dont mon esprit critique affûté ne me souffle pas « Ici c’est trop long, ce dialogue est inutile, mal construit », etc. Je me suis trouvée dans un sentiment d’urgence et d’étouffement, de sidération et d’admiration devant la progression implacable de la narration, de la richesse du vocabulaire et de la splendeur visuelle des images. Entre parenthèses, coup de chapeau à la traductrice, Marina Boraso.

L’histoire est très simple : en Irlande, au milieu du XIXe siècle, un jeune métayer vient d’apprendre par le fils du propriétaire que lui et sa famille seront expulsés. Il veut une explication mais la dispute tourne mal, Hamilton se tue accidentellement. Coll Coyle doit fuir pour éviter la pendaison. A sa poursuite, pendant tout le roman, Faller, le régisseur du domaine, peut-être le père biologique d’Hamilton, avec certitude l’incarnation du Mal. Nous suivrons la traque du jeune homme du Donegal à la Pennsylvanie où Coyle est devenu ouvrier du chemin de fer.

Une tension contracte tout son être et Coyle refuse d’admettre qu’il a peur. Pendant des heures il a contemplé avec effroi la lente éclosion du jour.

Première page du roman. Cette peur ne quittera plus Coyle, et nous non plus.

L’intensité de la traque, ce mélange étonnant de poésie et de cruauté, d’horreurs entrecoupées de descriptions lyriques de paysages ou de ciel, tout bouscule le lecteur dans ce roman. La peur et la mort rythment la narration, obsédantes. La mort ancienne du père, la mort douce du mouton que saigne Coyle pour se nourrir, la mort des malades du typhus sur le bateau ou dans le camp, les innombrables meurtres de Faller, le poursuivant.

Ce dernier est vraiment l’incarnation de la mort, un cavalier de l’Apocalypse de Saint Jean : Et j’ai vu, et voici un cheval blême ; et celui qui était assis dessus avait pour nom la Mort. Et l’Hadès le suivait de près. Faller est implacable, Coyle essaie de lui échapper avec courage et désespoir, porté par le souvenir de sa famille qu’il espère retrouver un jour : il a emporté un ruban de sa petite fille dans sa poche. Lorsqu’il perdra le ruban, nous saurons que le roman va se dénouer.

Nous suivons Coyle dans sa fuite, nous y participons avec intensité. Lorsqu’il s’embarque  pour l’Amérique sur la Murmod avec Cutter, un compagnon de rencontre, nous découvrons les terribles conditions de la traversée pour les émigrants irlandais. Même à bord du bateau, croyant avoir échappé à Faller, Coyle ne peut être tranquille. Il est poursuivi par la haine du Muet qui essaie de le tuer. Le Muet est le relais temporaire de Faller dans la narration, un moyen de ne pas laisser retomber la tension. Cutter – un des rares personnages rassurants de ce roman – sauve la vie de Coyle, c’est son ange gardien en quelque sorte. Il l’appelle Inishowen, d’après le nom de l’endroit d’où il vient puisqu’il ne sait rien de lui.

Traversée hallucinante, typhus, partage sauvage des possessions des morts par les vivants et enfin l’arrivée en Amérique. Coyle et Cutter se font embaucher pour la construction du chemin de fer en Pennsylvanie. Condition de quasi esclaves. Faller a lui aussi traversé l’océan et la traque reprend.

Toutes ces fadaises qui prétendent qu’on est maître de son destin. Quelle étroitesse de vue. Chaque homme, chaque peuple est convaincu de contrôler un monde qui ne fait que les jeter aux quatre vents déclare Faller.

Le roman se termine par une sorte de superbe choral antique :

Le jour s’achève sous un ciel muet. Le forgeron lève les yeux vers les rougeurs du couchant. À l’ouest une estampe d’ombres sur le ciel, et les nuages embusqués, avec leur provision de pluie. Le vent exhale de longs soupirs, les feuilles tiennent fermement aux branches, seul l’automne les décrochera. Le monde s’enfonce dans la nuit, les oiseaux enfouissent la tête sous leur aile. Il règne un grand silence jusqu’à ce que les nuages crèvent, et un déluge descend sur la terre impassible, la vielle terre tremblante qui tourne le dos au soleil déclinant.

Comment un tel roman de la désespérance peut-il être aussi lumineux ? Je ne suis pas encore revenue de ma surprise. Voilà un très grand talent, amis lecteurs, ne le ratez surtout pas.

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Une imposture et un malaise

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Un pavé pour la plage ou les jours de pluie ? Ne cherchez plus : plongez-vous dans Une imposture de Juan Manuel de Prada. Vous aurez tout ce qu’il vous faut : une histoire palpitante, un héros attachant plein de zones d’ombre et en plus vous apprendrez beaucoup de choses sur l’Espagne franquiste, puisque le roman commence à Madrid en 1942 et s’achève une petite quinzaine d’années plus tard. Cependant, avant de vous lancer dans les aventures d’Antonio la petite frappe sympathique accessoirement assassin, n’oubliez pas de lire cette critique jusqu’au bout.

Antonio Expósito vit de petits trafics dans Madrid et cherche une complice pour détrousser le chaland naïf : ce sera Carmen au doux regard de génisse. Mais l’affaire tourne mal : Carmen tue une de ses victimes qui allait étouffer Antonio et celui-ci n’a bientôt plus d’autre solution, la police étant à ses trousses, que de s’engager dans la División Azul, qui combat sur le front de l’Est sous l’uniforme allemand pour lutter contre le communisme. C’est en tout cas ainsi que nous le présente l’auteur. Antonio se retrouve après sa formation sur le front russe. Il y fait connaissance de Gabriel Mendoza, un riche madrilène qui lui ressemble de manière troublante. Ensemble ils se retrouvent prisonniers des Russes et vivront une terrible captivité avant de tenter de s’évader. Gabriel assassiné, les Russes accordent la vie sauve à Antonio à condition qu’il prenne l’identité de Gabriel pour espionner les autres Espagnols.

On apprend beaucoup de choses sur ces engagés volontaires partis en triomphe combattre le bolchevisme et oubliés ensuite par Franco et leur pays. Ils furent les derniers à rentrer parce qu’ils n’intéressaient personne dans une Espagne bouillonnante qui voulait oublier la guerre.

Vous devinez la suite, lorsque les Espagnols seront enfin libérés en 1954, Antonio conservera l’identité de Gabriel et les crimes succéderont aux crimes pour conserver tout ce qu’Antonio n’aurait jamais pu rêver d’avoir.

Au début j’ai eu un peu de peine, l’auteur, lorsqu’il part dans de grandes envolées, ne sait pas s’arrêter et le lyrique vire facilement au comique : Mais, devant l’imminence de la mort, la grandiloquence va sans voile de concert avec la sincérité, main dans la main.

Il faut oser. Le couchant était aussi ensanglanté que la pierre du sacrifice, et pendant qu’il s’enfonçait dans la meseta castillane, la nuit devenait aussi tendue qu’une peau de tambour de résonance sombre, ou d’une résonance de cloche dont le battant a été emmailloté dans des chiffons.

Vous l’aurez compris, rien ne fait peur à l’auteur, mais vous, lecteur, surtout ne vous arrêtez pas à cela. Eclatez d’un bon rire, cela vous détendra car le roman bouillonne, ne vous laisse aucun répit, passé les vingt premières pages vous voilà captif et vous le resterez jusqu’à la 509ème, je vous l’assure.

Quel art ! Quelle construction ! Pas un temps mort, une tension permanente car Antonio est une crapule, mais si sympathique, un assassin, mais par nécessité, un esprit retors, mais si intelligent. Vous n’avez pas envie qu’il soit découvert, pas plus que vous ne vouliez qu’il meure en Sibérie. Vous voilà roulé comme un galet, ballotté comme Antonio par l’Histoire, prisonnier comme Antonio d’un piège où vous vous êtes vous-mêmes fourré.

Et si vous étiez roulé dans la farine ?

Revenons à ce sentiment de gêne, p. 80, au début du roman, quand Antonio prête serment :

— Pour finir, mon ami, fit le capitaine d’une voix pudique ou contrite, le règlement m’impose de vous demander de prêter serment…

Antonio, déconcerté, tendit le bras en direction du crucifix posé sur le bureau, et le capitaine leva la main.

Jurez-vous devant Dieu et sur votre honneur d’Espagnol obéissance absolue au chef de l’armée allemande, Adolf Hitler, dans son combat contre le communisme ? (…)

N’oubliez pas que les responsabilités que vous venez d’assumer n’incluent pas d’autre engagement que celui de la lutte contre le communisme, précisa l’officier, pointilleux, avec une vague grimace de dégoût.

J’en tiendrai compte, mon capitaine.

Celui-ci lança alors, presque furtivement, un regard sur le crucifix, et changea brusquement de visage. Ses traits sanguins devinrent d’une pâleur de cire.

Ces fumiers de nazis infligent aux gens des abominations, soldat. Ce sont de foutus chacals assoiffés de sang. Conduisez-vous en digne chrétien avec les civils russes, qui ne sont pas nos ennemis.

Surprenant, ce passage. Honneur christique, refus de la barbarie, code d’honneur : que font les volontaires de la Légion Azul ? Ils défendent l’honneur de l’Occident et de notre sainte mère l’Eglise. Ils ont tellement souffert dans les terribles camps soviétiques ! La description de ceux-ci est hallucinante, on pourrait faire un copié-collé des camps de concentration nazis. Et quand enfin ils rentrent, ils ne sont pas les bienvenus, on les traite de nazis, quelle honte !

Malaise…

Cela vous prendra comme un prurit à de nombreuses occasions dans ce roman passionnant. L’impression qu’un message pas du tout subliminal vous est asséné régulièrement. Les héros se trouvaient sur le front, dans la division Azul, les purs, les forts, ceux que l’on étouffe désormais sous l’hypocrisie technocratique. On se dit que l’on comprend pourquoi on trouve Antonio la crapule si sympathique : lui au moins ne se gargarise pas d’idéal, même si, bien sûr, il a eu un comportement par moments exemplaire sur le front et s’il se pose des questions (toujours par moments) sur sa conscience. Très subtil, ce mélange de brave type et de crapule : autrement comment s’identifier à lui s’il est d’un cynisme absolu ? On sait dès le départ que Dieu ne le laissera pas s’en sortir, mais l’auteur manie la justice divine avec subtilité. Le malheureux Cifuentes, ami de Gabriel forcé de pratiquer un avortement par l’imposteur, ne le fait qu’avec déchirement. Tout le monde est puni : la jeune femme meurt, Cifuentes se suicide (mais son honneur sera sauf car l’hôpital n’ébruitera pas la chose), quant à Antonio il ne perd rien pour attendre.

Malgré ces réserves, si vous cherchez à lire un livre haletant, intelligent, admirablement construit avec des personnages d’une grande épaisseur, des lieux et une époque magnifiquement décrits, précipitez-vous sur Une imposture.

Et ne vous laissez pas rouler dans la farine ou les sous-entendus ultra-réactionnaires d’un auteur extraordinairement doué.

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Codex Seraphinianus, rempart contre l’angoisse

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Comment parler littérature alors que des bombes tombent sur des écoles ?  J’aurais envie que les enfants terrifiés découvrent le Codex Seraphinianus, qu’ils se plongent dans cette poétique étrangeté pour fuir le monde réel.

Oublier un instant, à travers le monde singulier de l’artiste italien Luigi Seraphini, les bombes et la haine et le sang. Dans ce monde extraordinaire les arbres s’ouvrent comme des avocats géants prêts à être dégustés,  les mamans sereines accompagnent leurs enfants dans un jardin public peuplé de créatures la tête dans un cocon comme si rien ne pouvait blesser, dans ce monde-là.

L’étrangeté radicale de ce monde est décrite le plus sérieusement du monde dans une langue cursive imaginaire, douce à l’œil comme à la main qui a formé ces caractères dansant dans une farandole ailée. Personne n’a jamais pu décrire le Codex Seraphinianus publié pour la première fois par cet admirable esthète qu’est Franco Maria Ricci. Une encyclopédie imaginaire rédigée dans des caractères indéchiffrables, mais si beaux, si aériens ? Voilà qui pourrait permettre une évasion sans devenir fou : décrivez un monde inconnu si beau que la cruauté des hommes ne l’atteindra jamais.

Les images sont réservées, impossible d’en mettre quelques unes dans cet article. Allez faire votre choix parmi les éléments de ce monde qui n’existe pas, minutieusement décrit dans une langue qui n’existe pas plus. Une moisson de rêves silencieux où il n’y a pas de bombes, le rêve en couleur d’un artiste qui connaissait sans doute Tolkien et qui nous a livré une œuvre unique écrite avec des caractères indéchiffrables. Le refus absolu d’un monde absurde.

Codex Seraphinianus
Luigi Serafini
Ed.Rizzoli, New York
396p., 125 euros
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Haro sur les phantasmes des commerciaux d’Amazon !

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Pitié, Amazon, pitié ! Affinez vos critères ou laissez les lecteurs tranquilles autrement ils vont s’étrangler de fou-rire et de colère, vous perdrez vos clients.

Je m’explique : j’ai publié un livre qui s’appelle Lovita broie ses couleurs, j’ai déjà expliqué que ce titre m’avait valu d’être classée dans les « livres pour adulte » (Coincée dans les livres pour adultes !) d’où une avalanche de propositions indécentes qui ont dû faire hurler de rire ma Lovita et beaucoup de personnes de ma connaissance.

Au bout d’un moment cela semblait s’être calmé.

J’ai alors publié un article sur une mystique du Moyen Age, une femme exceptionnelle brûlée vive en 1310, Marguerite Porète, mystique incandescente. Cela m’a valu des propositions de livres mystiques, propositions moins nombreuses je l’avoue : le sujet est peut-être moins porteur actuellement que la pornographie ?

Maintenant j’ai publié un livre qui s’appelle L’Anthogrammate (L’Anthogrammate, extrait en avant-première). L’héroïne est certes un peu déjantée mais elle a soixante ans et c’est une spécialiste du langage des fleurs, ce qui a dû échapper au logiciel d’Amazon.

Alors ça recommence ! A moi les propositions cochonnes, les titres délurés explicites où les mots « nue », « soumission », « sensuelle », « sexuelle » abondent ! Pitié ! Je passe des propositions ardues pour sauver mon âme aux propositions hard pour faire reluire mon corps sans transition aucune. Qu’on se le dise, le grand écart n’est pas ma spécialité.

 

 

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Terre de rêves, humanité quotidienne

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Un album de mangas ? Oui, ces bandes dessinées si différentes de ce que nous connaissons en Occident, avec des grands yeux et des visages souvent inexpressifs qui nous semblent maladroitement dessinés, des visages occidentaux stéréotypés avec des bouches à peine esquissées, pas de dents, deux traits pour les lèvres et puis c’est tout. Des visages dessinés par un Japonais pour qui les Occidentaux se ressemblent, apparemment. Au fait, que donne une bande dessinée créée par un Occidental mettant en scène des Japonais ?

Les mangas de Taniguchi sont japonais, façon de vivre et habitat japonais, mais le reste est universel. La douleur, l’absence, le regret, la mort. Tout cela est décrit, contourné, exposé d’une façon qui vous prend à l’estomac. Souvenez-vous de Quartier lointain par exemple. Taniguchi dessine les sentiments humains, utilise son propre vécu ou celui des autres et explique les mécanismes de la création qu’il peut définir à la fin de l’album avec une grande honnêteté.

Dans le cas de Terre de rêves dont le titre français ne concerne que le dernier chapitre, il s’agit de son chien qui venait de mourir et des aventures d’un alpiniste. Terre de rêves est un recueil reprenant cinq nouvelles déjà publiées en édition japonaise en 1992. Les trois premières concernent des animaux : les derniers mois du chien du couple puis l’adoption d’une chatte, puis l’impossibilité de faire adopter ses chatons. Et en filigranes le portrait de ce couple sans enfant qui sait qu’il va vieillir dans la solitude. La fugue de leur nièce qui vient s’installer chez eux au chapitre 4 souligne par le vent de fraîcheur qu’elle apporte tous les non-dits qui peuplent la relation du couple. Nous, nous devrons vieillir à deux… Nous ne pouvons pas dire que nous n’y pensons jamais…

Le dernier chapitre n’a rien à voir avec le reste, c’est du remplissage pour former un volume.  La passion d’un alpiniste qui doit gravir une dernière fois la montagne pour revenir enfin vraiment à la vie de famille et affronter le quotidien.

J’aime les mangas de Taniguchi, le mélange d’irritation devant les dessins de visage et d’émerveillement pour la subtilité des sentiments humains m’inspire et me déstabilise. Les mangas de Taniguchi pour moi c’est un voyage à travers l’humanité, un mélange d’étrangeté et de fraternité, l’expression de sentiments auxquels nous sommes tous confrontés, mais contournés sans relation frontale. Par exemple le chien. Rien ne nous est épargné des excréments, odeurs, paralysie, on a envie de dire « Assez ! » La déchéance physique de ce membre de la famille, nous la suivons pas à pas. L’euthanasier ? Il ne souffre pas. Alors le couple l’assiste jour et nuit malgré les tensions occasionnées par la fatigue. On parle du chien. Mais cela pourrait concerner n’importe quel membre de la famille…

La mort, le deuil, la solitude, la vie qui reprend, les rêves qui prennent leur envol et puis la réalité de la vie. Ce n’est que la vie, quotidienne, triviale, douloureuse et tendre, ce n’est que la vie, dessins épurés d’intérieurs japonais mais quelle chronique de nos vies !

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