Le sexe des arbres 4

Shares

Fusion. Tendresse, apaisement.

A moins que la rugosité et les empâtements visqueux suggèrent autre chose, une virilité démente ou une force inconnue.

Dans l’appendice le plus bas, une créature au regard aveugle – bébé dinosaure ou vipéreau – apparaît entre la coulée de lave figée et les strates obliques de l’écorce.

Le produit de la fusion ? Une irruption intempestive d’autres formes de vie ? Un être coincé dans une histoire qui ne le concerne pas ?

 

 

Shares

Assimilation-trahison: Langue natale de Chang-rae Lee

Shares

L’auteur est d’origine coréenne, sa famille a émigré aux Etats- Unis lorsqu’il avait trois ans. Autant dire qu’il possède une connaissance intime de la difficulté de trouver sa place entre deux cultures si antagonistes – question centrale lancinante de son premier roman Langue Natale.

Henry Park, jeune trentenaire d’origine coréenne mais né aux Etats-Unis, espionne la communauté asiatique américaine pour le compte d’une société que l’on suppose liée à la CIA. A part ce travail en marge, Henry semble parfaitement intégré à la société américaine. Il se moque des fautes de prononciation de son père, le méprise légèrement à cause de son métier d’épicier, ne comprend pas sa mentalité : les problèmes interculturels classiques des transfuges de classe et de civilisation.

« Et quand je pense à mon père, je comprends comment il lui avait fallu remodeler sa vie en fonction des ambitions que lui autorisait sa maigre connaissance de la langue et de la culture, et réinventer celui qu’il voulait être. Il en était arrivé à apprendre que tout n’était jamais possible, que, à son niveau, c’était quatre ou cinq magasins de légumes qui, un jour, fonctionneraient sans lui et lui rapporteraient assez d’argent pour lui permettre de vivre dans une majestueuse maison blanche du comté de Westchester en se disant qu’il était riche.

Je suis son fils américain, je suis unique, et j’ai reçu comme une bénédiction tous ses espoirs et tout ce qu’il avait à donner. Et pourtant, il ne me reste que les maigres effets de cette richesse qui lui a tant coûté, cette troublante sidération mêlée de mépris et de piété que j’éprouve encore devant sa vie. Cela, je le crains, va persister. J’aimerais lui demander de me pardonner maintenant. Car ce que j’ai fait de ma vie est la version la plus sombre de ce dont il ne faisait que rêver, entrer quelque part et manier la langue du pays, avec mon corps et avec ma bouche sans que personne se retourne pour m’indiquer la porte ».

Henry a épousé Leila, une « WASP » (white anglo-saxon protestant) qui ne comprend pas sa façon de fonctionner ; le couple a un petit garçon et le racisme de la société américaine est évoqué par ricochets avec les problèmes que rencontre celui-ci avec ses camarades blancs. Puis survient le drame : à l’âge de sept ans Mitt meurt étouffé sous le poids de ses camarades durant un jeu. Symbolique cruelle de la difficulté de l’intégration que cette mort sous le poids de l’Amérique. A partir de ce moment le couple se délite, chacun ayant sa manière personnelle de montrer et de surmonter le chagrin.

L’armure d’Henry se fissure. Cela commence avec l’espionnage du docteur Luzan, un psychiatre qui collecte des fonds pour Marcos. Henry glisse vers l’amitié, oublie son personnage et se confie ; grave faute professionnelle. Peu de temps après le docteur meurt dans l’explosion d’un bateau.

Pour le remettre en selle Dennis, son patron, lui confie l’espionnage de John Kwang, le conseiller municipal d’origine coréenne new-yorkais qui est l’étoile montante de la politique. Henry devient un conseiller et ami de John, et il va participer à sa chute sans l’avoir voulu.

Le terrible enchaînement des faits est magnifiquement décrit, et la brutalité d’une société aussi prompte à assimiler qu’à rejeter démontrée de manière époustouflante. Un grand livre sur la difficulté de l’intégration, sur la cruauté intime de l’assimilation.

Shares

Le sexe des arbres 3

Shares

Au commencement il y a la rencontre.

A gauche de l’image deux jambes rugueuses qui avancent en direction de jambes d’une clarté brillante, un gris de perle avec des lignes concentriques de poterie chantournée, une lumière ondulante et sensuelle.

Et au milieu, le bras rugueux positionné à hauteur de sexe, recouvert de lianes violettes qui descendent du haut de l’image, pudeur ou  mystère.

Shares

La maison des rencontres, cruelle allégorie

Shares

Un vieil homme d’origine russe émigré aux Etats-Unis raconte à sa fille adoptive certains éléments de son passé. Une trame classique pour une immersion dans la Russie de la deuxième moitié du vingtième siècle, du goulag à la Russie des années 2000 et la guerre. Celle-ci est omniprésente, que ce soit la seconde guerre mondiale et son lot de viols comme arme de guerre, la guerre en Afghanistan où meurt le fils de son frère, ou celle de Tchétchénie qui se profile.
Le héros du livre se retrouve peu de temps après la guerre au goulag, en Sibérie. Suit une description dantesque de ce monde clos où la guerre pour la survie se perpétue jour après jour, avec ses catégories d’individus clairement identifiées :
« Voilà comment le pouvoir était distribué dans notre ferme des animaux. Tout en haut on trouvait les porcs – la conciergerie d’administrateurs et de gardes. Ensuite venaient les urkas : désignés comme « éléments socialement amicaux », ils avaient le droit à un régime de faveur et, en outre, ils ne travaillaient pas. En dessous des urkas, on trouvait les serpents – les informateurs, les un-sur-dix – et en dessous des serpents, les sangsues, les escrocs bourgeois (faussaires, arnaqueurs et autres individus de la même engeance). Plus bas dans la pyramide se trouvaient les fascistes, les anti, les cinquante-huitards, les ennemis du peuple, les politiques. Et puis il y avait les sauterelles, les juvéniles, les petits calibans : fruits de la révolution, des déportations et de la terreur, ils étaient les orphelins sauvages de l’expérience soviétique. Sans leurs lois et leurs protocoles absurdes, les urkas auraient été exactement pareils aux sauterelles, en un peu plus gros, et pour finir, tout en bas, dans la poussière, il y avait les bouffeurs de merde, les foutus, les faiblards ; ils ne pouvaient plus travailler, et ils ne pouvaient plus supporter la souffrance de la faim, de sorte qu’ils n’avaient pas vraiment la force de se disputer les eaux sales et les ordures. Comme mon frère, j’étais un « élément socialement hostile », un politique et un fasciste. J’étais un communiste. Et je suis resté un communiste jusqu’au début de l’après-midi du 1er août 1956. Il y avait des animaux, de vrais animaux, dans notre ferme des animaux. Des chiens. »
Suit une plongée hallucinante dans cet univers où la seule règle est la survie dans la brutalité et la sauvagerie. Lev – le petit frère du narrateur –, refuse de participer à ce retour vers l’animalité, il entend rester un homme et le paie cher malgré la protection de son aîné.
Passons sur le triangle amoureux classique, les deux frères étant amoureux de la même femme, Zoya, une femme libre qui choisira le plus jeune.
Les deux frères finissent par sortir du goulag mais ils n’en ont pas fini avec l’oppression, ils rejoignent un monde dont l’unique obsession qui tient lieu de pensée se résume à cette interrogation : comment survivre à l’univers étouffant du système concentrationnaire soviétique ?
Ce livre foisonnant, très maîtrisé, intense, m’a remplie de malaise. Une sensation d’étouffement, d’obscurité comme si tout se télescopait dans une absence de repères, chacun tâtonnant à la recherche de son humanité.
Et la maison des rencontres, qu’est-ce que c’est ? L’espace où les hommes mariés peuvent accueillir leur épouse le temps d’une soirée et d’une nuit. Et devant la fenêtre, dans l’ébauche d’un vase, une fleur rouge sang, signe dérisoire et essentiel d’humanité.

Shares

Un repas improbable et fascinant

Shares

Trois soldats allemands dans l’hiver polonais n’en peuvent plus des exécutions. Ils demandent à leur commandant de partir à la chasse.

« Ce soir, nous avions à dire des choses autrement importantes, et notre commandant nous comprenait et parfois hochait la tête. Nous lui expliquions que nous préférions la chasse aux fusillades, que les fusillades, nous ne les aimions pas, qu’elles nous déprimaient à présent, et la nuit, nous en rêvions. Le matin nous avions le cafard dès que nous y pensions, et nous allions finir par ne plus les supporter du tout, et alors, tout bien considéré, une fois malades pour de bon, nous ne servirions plus à rien. A un autre commandant que lui, nous n’aurions pas parlé ainsi, franchement et de bon cœur. C’était un réserviste comme nous, et lui aussi dormait sur un lit de camp. Mais les tueries l’avaient vieilli plus que nous autres ».

Ils trouveront un très jeune Juif terré dans une forêt, un chasseur Polonais avec son chien et une masure inhabitée où ils feront cuire leur repas en brûlant dans le poêle tout ce qui peut servir de combustible, ne laissant que l’essentiel, la table.

« Bauer donna le signal, il puisa une rondelle de saucisson dans la casserole et l’accompagna d’une bouchée de pain doré. Chacun y alla ensuite.

Ainsi commença le repas le plus étrange que nous fîmes en Pologne.

Dehors, par la fenêtre, la lumière était toute pâle et s’en allait encore. Les flammes dans la cuisinière nous éclairaient par derrière, nous mangions et nos ombres nous accompagnaient en dansant sur la table ».

Ce repas en hiver est une sorte d’anti-Sainte Cène. Le dernier repas de ce Juif sacrifié, le « fils de l’homme » (le plus âgé et le plus tourmenté des soldats pense à son propre fils en le voyant), ne ressemble à nul autre. La férocité antisémite du Polonais, la haine qui sourd de son échange avec un des soldats, la lassitude et la tristesse du dernier homme.

Quel tour de force que ce roman tout en ellipse où triomphent la faim, la lassitude, le froid et la mort ! Et l’humanité aussi, avec le soutien fragile et maladroit des deux premiers soldats par rapport au troisième qui s’inquiète pour son fils, cet homme tourmenté dont on sait dès le départ qu’il va mourir au printemps.

Une histoire improbable et implacable, un déroulement de tragédie grecque si parfaitement orchestré que l’on peine à respirer dans cet univers clos où les phrases sont comme les pierres roulées par les glaciers ; pas une aspérité, seulement une densité écrasante, un huis-clos dont on ressort un peu groggy mais fasciné.

Shares