Le koala tueur

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Le Koala tueur
Crédit Editions Autrement

Amateurs d’écrivains patauds à l’ego sous dimensionné et d’aventures loufoques et dangereuses, précipitez-vous sur Le koala tueur et autres histoires du bush le recueil de nouvelles de Kenneth Cook aux éditions Autrement.

Calé dans votre fauteuil, vous éclaterez d’un rire nerveux puis homérique devant les pérégrinations du narrateur, expert en expéditions foireuses dans une brousse dangereuse et inattendue où son flegme et sa naïveté sont mis à rude épreuve.

L’outback australien de Kenneth Cook abonde en serpents mortels, crocodiles en rut ou mangeurs d’hommes, koalas et cochons plus dangereux qu’un taureau blessé et autres chameaux à l’haleine tueuse. Quant aux humains qui le peuplent, imbibés de bière ou couverts de poussière rose, mineurs d’opale ou aborigènes roublards, chercheurs d’or ou braconniers de crocodiles, leur absence de scrupules ou leur folie participent à la démesure.

Ce tableau aurait pu être terrifiant.

C’est sans compter le narrateur : « Je dois préciser que je suis un homme d’âge moyen qui mène une vie plutôt sédentaire, évite soigneusement tout exercice qui présente toutes ses histoires comme véridiques, s’adonne à des abus de nourriture et d’alcool. Autrement dit, je suis gros et en très mauvaise forme physique ».

Rien d’un aventurier, donc.

Au moral, le portait n’est pas tellement plus flatteur : naïf, embarqué malgré lui dans des tribulations plus hilarantes les unes que les autres, qu’il donne un lavement à une éléphante constipée ou tire un ivrogne loin de la cage de serpents où il cuve son alcool, Kenneth Cook est un peureux courageux et un incomparable narrateur.

Kenneth Cook le maladroit magnifie son pays avec ses litotes renversantes et son humour pince-sans-rire : «  L’un des mythes répandus sur l’Australie, c’est qu’elle n’abrite aucune créature dangereuse, hormis les crocodiles, les serpents et les araignées. C’est faux. Il y a des aborigènes et des chameaux. Individuellement, ils sont redoutables. Ensemble, ils sont quasi mortels. Ils sont deux qualités communes : une conscience ineffable de leur supériorité (malheureusement tout à fait fondée) et un mépris total de mon bien-être personnel ».

Vous allez rire comme cela ne vous est pas arrivé depuis longtemps avec cependant, ici ou là, furtivement, une impression de malaise. La pauvreté sinon la misère d’un certain nombre d’humains, l’ennui qui mène à des situations qui pourraient être mortelles, le danger de cet arrière-pays immense transparaissent d’une manière quasi inconsciente.

Kenneth Cook est mort alors qu’il campait dans le bush, l’histoire ne dit pas ce qui a provoqué sa crise cardiaque, fou-rire ou frayeur, dans la solitude et l’immensité qu’il savait si bien décrire.

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L’album de photographies

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Des cris retentissent de haut en bas de la vieille maison et leurs parents grondent, on leur a si souvent demandé de crier moins fort, lorsqu’ils étaient petits, et ce sont eux qui désormais exigent le silence pendant que leur propre père s’exclame :

– Mais laissez-les vivre, ces petits !

Sa femme s’active avec lenteur, petite souris silencieuse, comme toujours. Elle prépare le café. Le frère et la sœur se regardent en silence, ils regardent leurs vieux parents, le cœur serré par les gestes hésitants de leur mère, le voile dans les yeux de leur père, son teint cireux. Il a demandé à voir tous ses enfants, ils sont les premiers arrivés.

Le bruit des enfants, là-haut, a cessé puis un grondement dans l’escalier, les vitres de la porte de la cuisine qui tremblent :

– Regardez ce qu’on a trouvé !

– Montre, mon petit.

Les enfants ont retrouvé l’album de photographies ; la qualité de silence, tout à coup, les vieux parents qui se regardent… Déjà le fils se lève et cède la place à sa mère, c’est là qu’elle doit être, tout près de celui qu’elle a choisi il y a si longtemps.

Les enfants vont chercher des chaises, tout le monde s’installe autour de la table de la cuisine.

C’est un très vieil album, la couverture est très épaisse, la tranche aussi. On a l’impression qu’il doit contenir des centaines de photos, mais à l’intérieur, surprise, chaque photo est installée dans une sorte de niche : un papier translucide protège la photo calée contre une page aussi épaisse qu’un papier à dessin de fort grammage. Rien à voir avec les albums en plastique aux vives couleurs dans lesquels on enfermait ses souvenirs de vacances avec un maximum d’efficacité et de désinvolture il y a une quinzaine d’années, rien à voir avec nos photos numériques dématérialisées. Ici, chaque photo est précieuse, une seule par page, et les personnages oubliés nous fixent d’un air grave, sans un sourire.

Le grand-père sort la première photo : elle n’est pas collée, juste calée précautionneusement depuis des décennies dans son lit de papier. Un couple debout devant un fond nuageux pose dans le studio du photographe. Les mariés tiennent chacun une paire de gants, elle en manteau blanc jusqu’aux genoux, coiffe blanche et voile court, les cheveux ondulés en boucles savantes, lui les cheveux lisses et brillants, costume noir, cravate foncée. Ils fixent gravement l’objectif. Lui est très maigre, très grand, les oreilles un peu décollées. Elle semble fragile, avec ses grands yeux noirs et ses pommettes hautes, si petite à côté de l’homme qui la domine. On dirait qu’elle se tait déjà.

Les yeux des petits vont et viennent, de la photo de studio à leurs grands-parents attablés. Ils scrutent les visages, interrogent le temps.

– Alors c’est toi à côté, pépé ? murmure une petite voix incrédule.

Le jeune homme maigre sur la photo, c’est son grand-père, aux genoux si confortables ? C’est possible d’être si jeune et si vieux ? Gros et maigre ?

– Tu avais l’air d’un voyou !

Rires de l’assistance : c’est vrai que le jeune homme de la photo semble vouloir avaler le monde entier. L’ancien jeune homme rit, sa femme aussi. C’est sûr, il voulait le monde entier, il ne l’a pas eu, mais tout de même, un petit morceau.

Il remet soigneusement la photo, tourne la page. Photo de groupe, cette fois : les mariés posent, entourés des invités de la noce, installés sur des bancs en pyramide, pour que l’on voit bien tout le monde. A la gauche de la mariée, ses parents, et puis une très vieille dame, l’arrière-grand-mère, sans doute. A la droite du marié ses parents, puis un couple à l’air sévère, l’homme tient une petite fille sur ses genoux. Il n’y a que deux enfants dans cette noce là, mariage de guerre ou juste après, on n’invite que la plus proche famille. Trois hommes ont un crêpe noir leur barrant le revers de la veste. Personne ne sourit. Trente-cinq visages regardent l’objectif, à la parade.

La photo circule de main en main, lentement. Les enfants cherchent les regards, s’attardent sur les visages. La petite fille du premier rang, sur les genoux de son père, on dirait leur cousine : les mêmes yeux graves et noirs qui interrogent le monde avec insistance, les mêmes boucles dorées en cascade… Les enfants se regardent, scrutent la photo sépia, interrogent les visages, les leurs, ceux de la photo, troublés par cette ressemblance. D’autres visages se répondent en écho, les quatre enfants jouent aux devinettes : qui est le fils de qui ? Ils interrogent le passé, cherchent leur avenir, mais les visages se taisent, sévères. Ils rendent la photo.

La photo reste entre les vieux parents. A leur tour ils se souviennent de ce groupe qui les avait honorés, qui leur avait souhaité longue vie. Ils sondent les visages, se racontent à mi-voix des choses qui ne sont destinées à personne d’autre. Penchés l’un contre l’autre, ils examinent la photo, posent un doigt sur un visage, puis un autre. Ils passent en revue leurs morts, tous les morts de la photo, les jeunes, ceux qui ont brûlé les étapes et n’auront jamais connu la vieillesse et la maladie, ceux qui ont « fait leur temps » et se sont éteints au fil des années.

Cette photo les trouble : tous ces morts, sur ces trois bancs ! Tout ce temps qui s’en est allé sournoisement, et eux si vieux, et eux si fragiles, mais tous les deux quand même.

Ils se regardent, ils se cherchent comme les enfants ont cherché les ressemblances, et ce silence, autour de la table, le café qui refroidit et les enfants trop calmes. La photo sur la table.

Le silence et le café et la gêne, le vieil homme repose la photo dans son papier de soie, tourne la page. Un rire léger :

– Quelle bande on faisait !

Sept jeunes hommes, le sourire crâne, le béret posé sur le côté, qui se tiennent tous par l’épaule : chacun va avaler le monde avec l’aide et la folie des six autres. La vieille femme tourne d’autorité la page, complicité de mâles, reçue comme un obstacle.

Un bébé fessu regarde le photographe : posé sur un coussin recouvert de dentelle, il éclate d’indignation.

– Mais c’est notre oncle ! Regardez ! C’est lui, il a déjà l’air de commander tout le monde !

Tout le monde rit, la photo fait le tour de la table : oui, c’est bien le patron autoritaire qui n’a jamais le temps de s’arrêter et qui n’est pas encore arrivé…

– Nous lui avons sauvé la vie, à ce bébé tyrannique. Tu te souviens comme on s’est relayés jour et nuit, tous les deux, alors que tout le monde était convaincu qu’il allait mourir ?

Oui, elle se souvient, elle redresse le dos, ses yeux brillent. Ils se regardent : ils ont vaincu la mort en un temps sans antibiotiques, ils ont été plus forts que le docteur. Ils se regardent. Bien sûr qu’ils sont vieux, mais ils ont dominé la mort.

Les enfants reprennent l’album : ils ont compris que tous les bébés de la famille doivent poser sur un coussin, il n’y a pas de raisons que cet honneur soit réservé à leur oncle, ils en rient d’avance. Hurlements de joie :

– C’est maman !

– Et là c’est notre papa !

Le frère et la sœur se regardent en souriant, ces photos oubliées c’est leur enfance qui remonte en bulles à la surface des adultes.

– Dis donc, maman, tu étais un gros bébé !

– Tu avais déjà l’air de trop réfléchir…

– Regardez mon papa comme il est beau ! C’est le plus beau bébé !

Les bébés dans leur posture ridicule représentent les dernières images solennelles de l’album. Le format change. De petites photos rectangulaires au bord dentelé et à la texture brillante apparaissent : les parents ont acheté un appareil.

Au début on ne sait manifestement pas quoi faire de son corps. On a de la peine à oublier la dictature du photographe et de son studio, on est intimidé. Il y a trois photos apprêtées avec un parrain ou une marraine portant un bébé dans les bras. La photographie doit rester un luxe, les petits appareils numériques que nous manions sans y penser n’existent pas. L’image a encore un caractère sacré : le cadrage est réfléchi. Pas de mitraillage : quatre ou cinq photos chacun, pas plus, avant la première communion, à l’âge de douze ans.

Et là, retour chez le photographe, le chapelet dans les mains et l’air d’une petite mariée empotée ou d’un père blanc pour les garçons. Le photographe. Les enfants n’y ont pas échappé, pas plus qu’au repas de famille, au long ennui des dimanches où l’on rêve à la vraie vie.

La vraie vie… Les vieux parents regardent encore les photos, juste pour eux deux, les photos, leur vie qui défile, celle de leurs enfants qui les regardent, chaque photo soigneusement recouchée dans son emballage.

Les enfants baillent, eux qu’une dizaine d’albums de photographies ont immortalisé en couleurs, depuis le début de leur courte vie, qui se regardent jusqu’à satiété sur l’écran de l’ordinateur, ils baillent.

– C’est vraiment vieux, ces photos, se plaint la plus petite. C’est tellement vieux qu’on dirait qu’ils sont tous morts.

Les quatre enfants s’envolent au grenier. La maison tremble, les hurlements reprennent. Décidément il faudrait qu’ils fassent moins de bruit.

– Laissez-les vivre, dit le vieil homme avec des larmes dans la voix.

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Une douleur exquise ?

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Douleur exquise

Crédit Actes Sud

Ce petit livre étroit et allongé, couverture de toile grise et rugueuse et lettres flamboyantes, avec sa tranche brillante comme celle d’un missel satanique, l’intérieur noir profond et toujours la tranche incarnat, son titre enfin – Douleur exquise vous laisse supposer des délices sadomasochistes.

Que nenni : l’association troublante évocatrice de plaisirs interdits, l’oxymore apparente entre douleur et plaisir est en fait un terme médical qui signifie « douleur vive et nettement localisée », comme le précise Sophie Calle en débutant son livre.

Précision des mots, précision du propos :

« Je suis partie au Japon le 25 octobre sans savoir que cette date marquait le début du compte à rebours de quatre-vingt-douze jours qui allait aboutir à une rupture, banale, mais que j’ai vécue alors comme le moment le plus douloureux de ma vie. J’en ai tenu ce voyage pour responsable. »

Première partie du livre publié chez Actes Sud, pages cernées de rouge où, comme à son habitude, la plasticienne inscrit photos et répliques des personnes rencontrées, extraits de livres ou de lettres : la vie en marche, les découvertes, l’attente de l’homme aimé, le désir, symbolisés par le compte à rebours établi et apposé sous la forme d’un tampon rouge sur toutes les photos.

Ces photos sur papier glacé, à la fois superbes et envahissantes, majoritairement en noir et blanc avec de subtiles ou violentes exceptions, ont d’abord fait partie d’une exposition avant leur intégration dans ce livre. Le résultat dans le petit format d’Actes Sud pouvait faire craindre le pire ; le résultat est magnifique.

Gros plan du lit de la chambre où Sophie Calle attend des nouvelles de son amant. Il s’agit d’une double page dont la tranche est rouge côté gauche (Sophie est folle d’inquiétude : a-t-il eu un grave accident ?) et noire côté droit (elle a réussi à le joindre : il n’est pas venu parce qu’il aime une autre femme).

Suit un faire-part cerné de noir :

« De retour en France, le 28 janvier 1985, j’ai choisi, par conjuration, de raconter ma souffrance plutôt que mon périple. En contrepartie, j’ai demandé à mes interlocuteurs, amis ou rencontres de fortune : « quand avez-vous le plus souffert ? » Cet échange cesserait quand j’aurai épuisé ma propre histoire à force de la raconter, ou bien relativisé ma peine face à celle des autres. »

Cette deuxième partie du livre concrétise la douleur de diverses façons : le papier, d’abord, qui était agréable au toucher dans la première partie. Plus de brillance, le regard n’accroche plus, le papier mat, granuleux, suggère la pauvreté, la perte. Les photos triomphantes de la première partie occupent désormais le petit tiers supérieur, page de gauche la photo récurrente du téléphone rouge posé sur le lit, page de droite une photo illustrant le récit de son interlocuteur du jour. Le récit de la rupture de Sophie s’accompagne du compte des jours avant que la peine disparaisse, l’ensemble constitue une sorte de sablier inversé. Mais cette fois pas de gros tampon flamboyant, un chiffre sans fioritures, rouge sur le fond noir de la page.

L’ensemble du livre-objet est extrêmement cohérent, beau et troublant à la fois.

Sophie Calle utilise sa vie, les gens qu’elle rencontre ou qu’elle aime sans vergogne, pourtant ce n’est pas indécent. La parenté avec l’œuvre d’Annie Ernaux se révèle, à la fois évidente et déconcertante. L’universel issu du particulier, des détails les plus crus, les plus élémentaires du particulier.

Quoi de plus banal qu’une rupture ? Elle est partie trois mois, il lui a proposé avant son départ de la retrouver à une date précise à New Delhi. La veille de la date il confirme son arrivée mais il ne viendra pas, choisira un étrange moyen pour lui signifier qu’elle est remplacée.

Ce récit compulsif occupe la page de gauche de la deuxième partie du livre, théâtralisé par le fond noir de la page, sans cesse ressassé avec de subtiles variations, mais toujours le lit, mais toujours le téléphone rouge. L’évolution de la douleur de l’amour à celle de l’amour-propre : « Il ne m’a pas laissé le temps de le quitter la première. »

En face du récit de Sophie Calle, les confidences de ses interlocuteurs, lettres noires sur fond blanc, de manière classique : leur douleur est-elle moins importante ? Sophie Calle veut-elle marquer sa différence ? Avait-elle peur de lasser le lecteur avec ce fond noir un peu pénible à soutenir sur la longueur ?

Ces compte-rendus de deuil et de rupture amoureuse évoquent la violence de la mort, la déchirure, la difficulté à passer à autre chose, avec parfois certaines dissonances :

« L’apogée de la douleur, c’est un après-midi – je ne me souviens pas du jour ni de l’année – à l’entrée d’un cinéma de Marrakech. Je devais avoir dix ans. Je regardais les photos. Je me suis soudain senti incompris. J’ai pleuré, beaucoup pleuré. J’ai pris conscience que j’étais malheureux comme seul peut l’être un enfant. La mort de ma mère, écrasée par un camion, ou celle, l’année suivante, de mon père, assassiné, m’ont affecté, mais j’ai moins souffert. »

A travers tous ces récits, la notion de douleur semble universelle avec d’étranges décrochements comme celui que je viens de citer : l’amour, la mort, la déchirure.

J’aimerais conclure par le récit qui m’a le plus touché, celui d’un tout jeune homme (dix-huit ans) qui devient aveugle du jour au lendemain: « On m’a hospitalisé à Cochin et on a prévenu ma mère qui vivait à Oran. Elle était très pauvre, ne parlait pas le français. Elle a réussi à prendre le bateau pour Marseille, où elle a mendié l’argent du billet de train. Elle est arrivée dans ma chambre d’hôpital à la mi-juillet. C’est le récit de son voyage qui reste mon plus douloureux souvenir. Plus que la perte de la vue. »

La mère du jeune homme avait mis un mois à rejoindre son fils, et son terrible voyage, immense preuve d’amour, hante son fils.

Dans ce livre, le seul récit altruiste de la douleur toujours ramenée à soi est un récit de lumière donné par quelqu’un qui a perdu la vue. Là se trouve la seule oxymore de ce livre qui se termine par l’évocation d’un suicide dont le point de départ est dérisoire : l’accusation de vol d’un petit pot de crème.

Quelle que soit sa cause, aussi ténue soit-elle, la « douleur exquise » peut mener à la mort.

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La petite

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Elle sourit et s’agite dans son berceau, poings minuscules levés au ciel, et pousse des « ah ! ah ! » de satisfaction et peut être de bonheur. Il la regarde : elle est si jolie, elle, sa fille, sa toute petite si longtemps rêvée et enfin arrivée après de longues années de mariage. Il la regarde et ne peut empêcher ses larmes de couler pendant qu’enfin elle s’endort.

Peut-être qu’elle a un don ? Les enfants handicapés ont souvent un don extraordinaire, la musique ou le calcul ou le dessin, enfin pas souvent, et il ne sait plus si c’est le cas pour les enfants mongoliens. Elle a un don, c’est sûr, autrement comment pourra-t-il survivre ?

Il sent une main lui enserrer son épaule, ils sont deux à la regarder maintenant, leur douloureuse merveille.

– Elle est belle n’est-ce pas, un vrai petit ange de Dieu…

– Oui, elle est belle, dit-il en ravalant ses larmes.

– C’est un cadeau du Ciel, cet enfant, tu ne dois pas l’oublier, elle nous apportera la lumière.

Les voilà les doigts serrés en une étreinte qui voudrait tenir le malheur à distance, revenir en arrière de quelques mois, effacer la scène, la rejouer comme dans les films où le héros et l’héroïne pleurent d’émotion devant la concrétisation de leur amour.

Le silence dans la salle d’accouchement de l’hôpital. Le médecin qui se racle enfin la gorge. Je crois qu’il y a un problème… Je suis désolé… Mon collègue pédiatre vous expliquera mieux que moi. Et eux deux qui comprennent et regardent leur fille, ce bébé qui a tout ce qu’il faut, deux bras deux jambes et qui est le plus beau bébé du monde. Leurs mains serrées, aux phalanges blanchies, le silence ralenti dans leur tête. Ce n’est pas possible, je vais me réveiller, il y a une erreur, les médecins se trompent.

Les mains jointes dans la chambre de leur bébé ils savent que le cauchemar va durer longtemps, qu’ils ne vont pas se réveiller, que le bébé qui dort et sourit dans son berceau n’aura pas la vie facile.

– C’est notre enfant et nous l’aimons, nous allons la protéger et l’aimer c’est ce que tous les parents font…

– Qu’est-ce qu’elle deviendra lorsque nous ne serons plus là ? Nous ne sommes plus très jeunes..

– Il y aura toujours quelqu’un pour s’occuper d’elle, j’en suis sûre. Aie la foi autrement tu vas désespérer.

Il se tait et baisse la tête.

Il ne l’a annoncé à personne. Tout le monde le félicite, on lui tape dans le dos au bureau :

– Alors vieux, tu en as une de ces mines ! Pas toujours facile de pouponner, hein ? Il va bien, ce bébé ? Il faut que ta femme passe un de ces jours avec lui, qu’on le voie un peu !

Il acquiesce en souriant, sûr que les nuits ne sont pas faciles, et à cinquante ans on récupère moins facilement qu’à trente.

Les vieux parents s’étonnent :

– Mais enfin, bien sûr qu’on t’a dit qu’on trouvait bête de faire un enfant à ton âge mais maintenant qu’elle est là cette petite, c’est notre petite-fille, on veut la voir !

– Je vous l’amènerai bientôt, maintenant elle a la jaunisse.

– On vient aider ta femme, elle doit être fatiguée, on est vieux mais on peut encore servir à quelque chose !

– Bien sûr, je n’ai pas dit ça, mais plus tard, on n’est pas encore très organisés.

Comment va-t-il s’en sortir ? Comment va-t-il leur dire ce qui le mine si fort à l’intérieur qu’il a l’impression d’être une surface prête à s’effondrer tellement le trou est gigantesque? Et ses grands enfants ? Ils ont très mal supporté l’annonce du bébé à venir. On peut avoir vingt ans et avoir peur d’être moins aimé. Il leur a beaucoup manqué, il s’en est rendu compte à travers leurs réactions hostiles.

– Je la prendrai dans mes bras quand elle sera plus jolie !

Ils m’ont percé le cœur et ne le savent pas. Comment leur dire sans que la culpabilité les étouffe, ce n’est pas de leur faute, ce n’est la faute à personne, enfin je m’efforce de penser que ce n’est la faute de personne.

Où était Dieu quand il nous a accordé cette immense joie ? Ne s’est-il pas trompé quelque part ? Nous étions vraiment sa cible, nous qui le servons du mieux que nous pouvons ? Pourquoi n’a-t-il pas choisi une famille de mécréants sans foi ni loi, pourquoi nous ? Nous avons vécu sur un nuage de bonheur pendant huit mois, cet enfant, après si longtemps… Ma femme a quarante-trois ans et nous avons refusé l’amniocentèse, à quoi bon risquer de faire du mal au bébé ? De toutes façons nous l’aurions gardé. Seigneur, tu nous a fait un douloureux cadeau, pourquoi éprouver ainsi tes serviteurs ?

Que va-t-elle devenir, notre petite innocente ?

Le regard des autres.

Il me fait peur.

Je ne sais pas comment la protéger, je voudrais mettre un mur entre elle et le reste du monde hostile, je voudrais filtrer les regards, les sourires, les gestes, ne garder que l’amour et l’acceptation.

J’ai peur de la pitié, du rejet, de la peur. Je pense au courage qu’il me faudra pour lui tenir la main et regarder droit devant moi sans m’occuper du creux qui se formera autour de nous. J’ai peur de manquer de ce courage, d’avoir honte, de lui faire du mal.

Il la regarde dormir dans son berceau, les poings levés, le visage reposé, comme tous les bébés du monde lorsqu’ils sont l’expression de la sérénité. C’est une marée de tendresse, si violente et si rapide qu’elle envahit tout, recouvre les pensées les plus douloureuses.

– Comme elle est belle, notre petite, notre rayon de soleil, murmure sa femme.

– Oui, elle est belle, notre petite…

 

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Les cailles japonaises

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Cotumix Japonica, la caille japonaise, choisit son compagnon de vie d’une manière surprenante.

A la fin de l’hiver les ardeurs des mâles répondent à l’appel de la vie : il faut procréer de toute urgence, montrer qu’on est le plus beau, le plus fort, celui dont les femelles se sentiront honorées de porter la semence.

Les femelles regardent les mâles se battre et choisissent le vainqueur, combats de cerfs en rut ou tournoi de chevalerie, c’est tout un. Le mâle à la parade gonfle ses plumes, fait le paon ou le coq, le mâle vainqueur tourne les yeux vers la femelle : sa semence est la plus forte, la belle sera en sécurité et ses petits aussi.

La caille japonaise regarde les rivaux se battre mais par une sorte de perversion du goût, alors que le vainqueur redresse la tête et tourne ses yeux tout ronds vers la récompense, la jolie petite caille se précipite vers le vaincu, pépie d’amour et de consolation.

 Cotumix Japonica regarde les mâles se battre pour elle et choisit systématiquement le perdant qui devient son compagnon de vie.

Troublant, non ?

Elle ne privilégie ni l’esbroufe ni la force brute ; elle fait le pari que le mâle dominé se montrera doux et tendre, bon père, bon compagnon. Peut-on dire sans anthropomorphisme excessif que Cotumix Japonica choisit les mâles dominés par crainte de la violence conjugale ? Ou que ce tout petit volatile, contrairement à la plupart des autres femelles de notre planète, ne veut pas du repos du guerrier ?

 Mesdames prenez-en de la graine, et ne vous fiez pas au plumage ou à la violence des coups de bec : le mâle qui fait le paon ou le coq et vous regarde de ses petits yeux ronds ne fera pas forcément le meilleur compagnon.

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