Le bonheur, sa dent douce à la mort, quand poésie et philosophie construisent la vie

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À priori, malgré sa prestation à la Grande librairie, peu de choses me séduisaient dans l’« autobiographie philosophique » d’une spécialiste des présocratiques et de la sophistique grecque, académicienne de surcroît. Des relents de poussière d’ennui me revenaient de certains cours de philo. Mais il y avait ce titre emprunté à Rimbaud : Le bonheur, sa dent douce à la mort. Une philosophe qui ne convoque pas les illustres penseurs, mais le plus sulfureux des poètes pour le titre de livre ? J’ai craqué et j’ai bien fait.

L’autobiographie bouillonnante et brouillonne comme la vie de Barbara Cassin, envoie aux oubliettes les souvenirs des cours de terminale. Quelle surprise, pour qui ne l’a jamais lue, que cette écriture primesautière, prête à convoquer les souvenirs les plus triviaux pour éclairer sa pensée, par exemple :

Les imprévus de l’existence, souvent des choses très banales, un mot d’enfant, une histoire que ma mère m’a racontée pour voir mes yeux quand elle me peignait, les mots d’accueil d’un homme, une phrase, toujours une phrase : voilà que cela cristallise et génère un bout de savoir d’un autre ordre, quelque chose comme un concept, une idée philosophique. Comment procède-t-on parfois, de manière imprévue et précise, comme autoritaire, de la vie à la pensée ? Un souvenir m’a suffi pour comprendre ce que je voulais capter. Passant à côté de Samuel, mon fils tout petit qui s’accrochait au radiateur pour tenir debout devant le mur en miroirs, je lui dis : « Toi, tu pues, tu as fait dans ta culotte. » Il me répond distinctement : « Non, maman. » Puis il se tourne face aux miroirs et dit : « Menteur ! » Qu’est-ce qui s’invente là de la vérité, qui fait qu’elle ne sera plus unique ni majuscule ? La Vérité avec un grand V ? Très peu pour moi. Comment l’exiger ou même la désirer ?

S’il n’y a pas qu’une vérité, on peut mentir souvent, mais en laissant des

traces de son mensonge pour que la personne à qui je mens puisse savoir que je mens, et donc que je ne lui mens pas.

De la pure philosophie !

C’est par amour, par gentillesse, par connivence que l’on ment. On ment pour qu’il n’en soit plus question, pour pouvoir faire un pas de côté, pour pouvoir continuer à inventer. Toutes ces zones de liberté me paraissent, et m’ont toujours paru, philosophiquement essentielles.

Tout le livre est construit de cette manière et nous ramène à nos propres interrogations : qu’est-ce qui a fait que, dans notre vie, nous pensons comme nous le pensons ? Quelles phrases nous ont marqués, ont imprimé leur marque dans notre cerveau et ont déterminé notre manière d’agir et de penser ?

Je me souviens, je ne me souviens pas. […] Ces phrases sont comme des noms propres, elles titrent les souvenirs. Quand j’en parle, quand je parle, je comprends pourquoi et comment elles m’ont fait vivre-et-penser. Si dures soient-elles parfois, elles donnent accès à la tonalité du bonheur.

Voilà bien l’optimiste qui parle, parce que, parfois, les phrases dont on se souvient donnent accès à la tonalité du malheur, mais ceci est une autre histoire. Continuer la lecture

Le bonheur, sa dent douce à la mort
Barbara Cassin
Fayard, Août 2020, 252 p., 20€
ISBN : 9782213713090

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Cueilleur d’essences, de Dominique Roques, des senteurs et des hommes

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Ce livre est le récit de trois décennies de vagabondage aux sources du parfum. Ni chimiste, ni botaniste, j’ai plongé dans la parfumerie après des études de gestion, suivant ainsi mon attirance de toujours pour les arbres et les plantes. J’ai commencé ce parcours par goût et par curiosité, il est devenu une passion et depuis trente ans je me consacre à rechercher, trouver, acheter et parfois produire des dizaines d’essences pour l’industrie du parfum. Dans les champs de roses ou de patchouli, dans les forêts du Venezuela ou les villages du Laos, j’ai été initié aux odeurs par les gens des terres du parfum. Ils m’ont appris à écouter l’histoire que racontent les essences et les extraits quand on en ouvre les flacons et je suis devenu ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler un « sourceur ».

Tout est dit dans cette présentation de l’auteur. Dominique Roques va nous embarquer dans un fabuleux voyage où il ne sera pas seulement question d’odeurs, mais beaucoup de gens. Ce livre est rempli d’humanité : compréhension empathique de tous ces paysans, gemmeurs et autres planteurs ou ramasseurs, tous ces milliers de gens à travers la planète qui souffrent du froid ou de la chaleur et risquent parfois leur vie pour donner des senteurs à la nôtre. Nombre d’entre eux mènent une existence misérable.

Ce livre est un hommage à toutes les personnes qui se battent pour que l’existence de ceux qui sont à la source des essences nécessaires à la parfumerie soit moins difficile.

Hommage aux hommes, description précise des plantes et des arbres. Quel fabuleux vocabulaire pour décrire les odeurs et les images qu’elles font naître ! Continuer la lecture

Cueilleur d’essences
Dominique Roques
Grasset, mars 2021, 304 p., 20,90€
ISBN : 9782246826231

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Rendez-vous samedi 19 juin à Annemasse

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Amis lecteurs et amies lectrices,

Samedi 19 juin a lieu une grande manifestation culturelle à Annemasse et j’y suis invitée toute la journée pour des dédicaces à partir de 10 heures, et des rencontres avec les lecteurs. De 14 h 30 à 15 h je serai interviewée par Yvan Strelzyk dans la caravane RadioMagny, puis sous la tente de  « Ça papote » , à 15 h 45, je serai sur la sellette pour une « rencontre décalée ». Je me demande bien ce que c’est, une rencontre décalée, mais je  me réjouis de cette nouveauté.

J’espère vous rencontrer nombreux, après ce véritable désert relationnel que nous venons de vivre. Le programme (très) complet de la manifestation se trouve sur internet. Le thème de cette année est la culture pop et geek.

À samedi !

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À la ligne, point final pour Joseph Ponthus

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Son premier roman, À la ligne – Feuillets d’usine, m’avait mise KO debout, comme des milliers de lecteurs, en 2009, et j’ai oublié comment nous étions devenus « amis FB », Joseph Ponthus et moi. Nous étions nombreux à suivre cet homme si chaleureux, si tourné vers les autres. Et puis Joseph est entré à l’hôpital. Il n’a pas caché que c’était pour une chimio, mais sans s’attarder sur sa souffrance ou son angoisse. Non, il expédiait des messages pleins d’humour et de reconnaissance pour le personnel, à une exception près, me semble-t-il, qui concernait les cuisines. La bonté connaît tout de même des limites.

Quelle vitalité, quel humour, quelle joie dans ses messages, avec parfois des précisions sur les traitements, comme des petits cailloux douloureux sur son chemin. Et puis un jour sa femme Krystel a écrit « Joseph ne vous répondra plus, il est mort ce matin ».

Comme des centaines d’autres personnes qui ne l’avaient jamais rencontré, j’ai perdu un ami. Je me suis traînée pendant des jours, sidérée par cet injuste tirage au sort des Parques : Joseph n’écrira jamais de second roman. Il est mort deux ans après la reconnaissance de son statut d’écrivain.

À la ligne, point final.

Les brillantes études ne débouchent pas toujours sur un parcours balisé avec confort matériel à la clé. Originaire de Reims, Joseph devient éducateur spécialisé en région parisienne et se montre très proche des jeunes dont il s’occupe. Il suit la femme de sa vie en Bretagne mais ne trouve pas de poste. Alors il devient ouvrier intérimaire dans l’agroalimentaire,

L’agro

Comme ils disent

Ouvrier intérimaire, cela veut dire corvéable à merci, horaires chamboulés, imposés, changements d’usine et de domaine, d’abord la transformation de poissons et crevettes puis l’abattoir.

Un travail épuisant qui met le corps en morceaux, dans un univers dont la plupart d’entre nous n’ont aucune notion. Nous achetons nos barquettes d’animaux en portion, réifiés, calibrées, sans penser une seconde à la souffrance des animaux ni à celle des hommes qui les ont transformés en objets abstraits.

Joseph va rendre compte de cet univers :

Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arête dans la gorge

Non le glauque de l’usine

Mais sa paradoxale beauté

La dureté du travail, les postes insoutenables, les bottes dans le sang des animaux, les accidents, mais aussi la solidarité : Joseph rend la paradoxale beauté de l’usine d’une façon sidérante. Pas de ponctuation dans ce texte comme un long poème, ponctué de constantes références littéraires et de chansons, celles qui aident à supporter. Mais l’usine poursuit ceux qui y travaillent jusque dans leur vie privée. Continuer la lecture

À la ligne
Joseph Ponthus
Gallimard, août 2020, 288 p., 7,50 €
ISBN : 978-2-07-288186-2

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Évadée de l’EHPAD au volant d’un camion de pompiers

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Véhicule de secours et assistance aux victimes

Kevin. B, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

L’histoire d’Amandine Berthet s’évadant de sa maison de retraite pour rentrer chez elle, puis réaliser enfin un de ses rêves les plus chers a semblé de la fiction à nombre de lecteurs. Parfois la réalité dépasse la fiction : fin mars une retraitée s’est évadée de sa maison de retraite au volant… d’un camion de pompiers. Elle a profité, comme Amandine dans mon roman, de ce moment propice qui ne se reproduira sans doute jamais et qu’il faut saisir.

Le samedi 27 mars, rapporte le Progrès de l’Ain, les pompiers sont appelés dans une résidence de Châtillon-sur-Chalaronne pour porter secours à un résident de l’EHPAD La Montagne. Une résidente qui n’a pas perdu tout sens de l’observation constate que dans leur précipitation les pompiers ont laissé la clé de contact. Aussitôt, alors que tout l’établissement est occupé à porter secours ou à regarder les pompiers s’activer, elle se glisse dans le camion, le met en route et se sauve.

Elle veut retourner chez elle, comme Amandine dans Par la fenêtre.

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