La Passion de Pasolini et l’humanisme d’Ernest

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Il nous regarde de ses yeux si noirs, si intenses. Impossible de quitter ce regard, visage émacié, bouche fermée, blouson de cuir noir, mauvais garçon, mauvaise vie. Il tient sa propre dépouille dans ses bras, abandonnée dans la déchirure, disloquée, chair obscène dévoilée. Une Pieta déstabilisante, Michel-Ange des bas-fonds, mais la même douleur, la même tragique expression du supplicié.

Il est debout avec son fardeau religieux, à côté de la porte d’une église abandonnée, coincé entre l’entrée condamnée et les graffitis ; rouge rageur, messages brouillés de la révolte. Lui, Pier Paolo Pasolini, le  cinéaste poète perturbant facteur de désordre, mauvais garçon trop dérangeant, catholique homosexuel hanté par l’injustice sociale. Mauvais garçon. Regard triste, pommettes hautes. Mort sur la plage d’Ostia, légende noire.

Dérangeant, toujours, Ernest Pignon-Ernest, le grand artiste dont la très riche rétrospective de cinquante ans de carrière actuellement exposée au MAMAC de Nice, sa ville natale. Ce grand humaniste ne pouvait qu’être attiré par le poète maudit assassiné. Ernest, magnifique personne toujours du côté du faible, du réprouvé, conscience vivante des foules indifférentes qu’il réveille au moment où elles se rendent à leur travail ou rentrent à la maison avec leurs provisions. Ses affiches grandeur nature happent le passant, ses hommes en noir et blanc rendent un peu de couleur à nos esprits anesthésiés.

Dérangeant, bien sûr, cet empêcheur de consommer en rond dans la tranquillité d’un univers restreint au confort. Affiches agressées à défaut de leur créateur, comme celles qui furent détruites par des intégristes n’ayant pas supporté le sexe des anges, comme il l’écrit avec humour. Dérangeant, mais si les détracteurs savaient avec quel soin Ernest choisit d’installer ses affiches, avec quelle empathie il cherche leur emplacement, comme sur cette photo !

Pasolini et son corps supplicié dans les lieux où il a vécu et où il est mort, la Passion de l’homme avant l’inéluctable dénouement. Et la tendresse de celui qui utilise son don du dessin pour rendre leur dignité à ceux que notre monde écrase.

N.B. : Une exposition intitulée « Si je reviens » : Pasolini Assassiné est visible jusqu’au 25 novembre à la Galerie Art Bärtschi & Cie, à Genève.

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Lectures et lassitude

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Bonjour amis lecteurs,

Il semblerait que certains d’entre vous se sont aperçus d’une baisse de régime dans mes publications et s’en inquiètent. Je les remercie de cette sollicitude. Qu’ils se rassurent, je lis toujours beaucoup, et avec attention. Lectures éclectiques : à quoi sert la littérature si elle ne nous donne pas une appréhension de l’humaine condition ? Aucune nouveauté, le cirque médiatique de rentrée me lasse un peu.

deux-veuves-pour-un-testamentJ’ai lu une enquête du commissaire Brunetti, la 20e, et comme chaque fois je me suis demandé pourquoi on considérait Donna Leon comme un auteur de romans policiers, tant la mort suspecte de départ sert avant tout à nous faire pénétrer dans l’arrière-cour de Venise. Impossible de ne pas penser à James Lee Burke, dont les enquêtes de Dave Robicheaux, son flic épuisé, servent surtout à magnifier la Louisiane. Livres atmosphère, livres d’écrivains, la poésie en plus en ce qui concerne James Lee Burke. La littérature, c’est un croisement de livres, un enrichissement, d’auteur en auteur, de la palette humaine.

le-secret-du-roiJe me suis plongée dans les arcanes de la naissance des services français sous Louis XV, Le Secret du roi de Gilles Perrault. Trois gros pavés écrits d’une plume alerte, mais tout sauf un travail d’historien ou d’écrivain. Quelque chose comme du Dumas du vingtième siècle, avec moins de talent et beaucoup de coulisses de l’histoire, alcôves et batailles en sus. Je n’ai pas tout lu, c’est trop touffu ; j’y reviendrai par moments, car c’est drôle et instructif, et la délectation de l’auteur pour les détails croustillants et les faits divers ressemble à la nôtre : assumons cet aspect de l’humaine condition !

le-voleur-destampesJe me suis perdue dans les dessins superbes d’un manga écrit par Camille Monlin-Dupré, une œuvre graphique comme une succession d’estampes. Magnifique : beauté, voyage dans le Japon du XIXe siècle et poésie vous attendent dans ce petit livre inclassable. Le Voleur d’estampes est un animateur de rêves. Ne vous privez pas de cette merveille sous prétexte que c’est un manga, c’est avant tout la première œuvre d’un jeune surdoué bien dans son époque, entre cinéma, jeux vidéo et manga. Un talent à suivre…

 

je-vais-passer-pour-un-vieux-conEnfin je suis revenue en France avec Philippe Delerm, avec Je vais passer pour un vieux con. On peut dire, bien sûr, que Delerm joue toujours la même musique, l’attention aux êtres, aux détails, aux phrases cent fois entendues dans la rue ou à la télévision. Mais l’exactitude, la précision portées à l’infiniment petit rejoignent souvent l’humaine nature, petite touche de cruauté, de tendresse ou d’humour en sus. Et parfois, alors qu’on ne s’y attend pas, une indicible nostalgie nous poigne le cœur,  comme dans la conclusion de « J’ai fait cinq ans de piano » :

Bien sûr, on entend quelquefois « J’ai fait cinq ans de guitare, cinq ans de football, ou cinq ans de gymnastique ». Mais beaucoup plus souvent : « J’ai fait cinq ans de piano ».

Comme si dormaient dans ces sept mots tous les secrets des émotions qu’on n’a pas su atteindre, ou provoquer. Comme si un pouvoir s’était douloureusement refermé, la clé perdue d’une porte inconnue. J’ai essayé un peu, mais les jours sont étroits.

J’ai lu, donc, mais je n’avais plus envie d’écrire une chronique pour chaque livre. Cela me prend beaucoup de temps, beaucoup d’énergie, et au bout du compte, chacun croque à la va-vite quelques phrases dans mon texte. À part quelques fidèles qui laissent un message (ce sont d’ailleurs des blogueurs qui savent le travail sous-jacent), aucun écho, pas un caillou pour ricocher à la surface de mes textes et animer l’onde lisse. Moment de découragement. Sans doute parce que les lecteurs n’ont pas la curiosité d’aller voir sur amazon.fr si les livres que j’écris pourraient leur convenir et mériteraient d’être lus. La presse ne s’occupe que des locomotives, c’est bien connu, on ne prête qu’aux riches. Les autres ne peuvent trouver leur place que par le bouche à oreille. Je dis aux lecteurs qui ont aimé mes livres (si, si, il y en a, je vous assure) de les offrir ou de les faire partager, mais il semble qu’on ne peut pas concurrencer la bouteille de vin ou la boîte de chocolat. Dommage. J’offre volontiers les livres que j’aime, peut-être devrais-je revenir à plus classique.

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La succession de Jean-Paul Dubois, suée de saison

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Tongs gazonEt voilà, cela recommence, la ronde des romans et des invités sur les chaînes du service public, radio comprise.

Il y a deux jours, Patrick Cohen recevait dans son émission matinale l’écrivain Jean-Paul Dubois pour son roman La succession. L’entretien fut surréaliste, l’auteur affichant une nonchalance sympathique et étudiée. Le journaliste signale que l’auteur invité a été grand reporter au Nouvel Observateur, puis entend sans doute enchaîner le ronron de saison. Las ! Il aurait dû se renseigner. L’auteur avoue ne jamais lire, ajoutant qu’il préfère suer : « Je lirai quand lire fera suer » ou quelque chose d’approchant. Déstabilisation. Et les journaux ? Pareil. Cela ne fait pas suer, donc il ne les lit pas. Son employeur appréciera.

On a compris que la lecture sous tous ses aspects n’est pas la tasse de thé de l’écrivain. La littérature non plus, d’ailleurs, il préfère le cinéma. Mais alors, pourquoi écrit-il, sinon pour être lu ? On dirait un boucher végétarien.

Les raisons sont triviales : écrire – vite, si possible – est un moyen facile de gagner sa vie. Il faudra en parler aux milliers d’auteurs qui triment pour être édités sans même oser penser gagner leur vie avec ce qui leur est aussi nécessaire que l’eau.

« Je suis venu à l’écriture, car c’est le moyen de gagner sa vie le moins douloureusement possible. » Ah bon. Être grand reporter dans un grand journal a peut-être aidé, non ?

Certes, Jean-Paul Dubois écrit bien, ce qui ne semble pas être original pour un écrivain. Côté imagination, il ne se sort pas les tripes, donnant le prénom de Paul et d’Anna plus que régulièrement à ses héros, racontant les mêmes choses d’un roman à l’autre, reprenant parfois même des éléments de ses articles écrits pour le Nouvel Observateur. Copié-collé avec un peu de dentelle humoristique autour. Le phénomène n’est pas nouveau mais il peut expliquer en partie pourquoi il suffit d’un mois à l’auteur pour torcher un roman.

La tondeuse à gazon, le dentiste, la voiture. Ah, la voiture… ce personnage si rassurant, si archétypal, si masculin. Est-ce la raison pour laquelle le fan club masculin est si important ?

Jean-Paul Dubois me semble très représentatif de notre époque et de ses aspirations : vivre le mieux possible en travaillant le moins possible, replié sur son ego, ses obsessions, ses récurrences.

Patrick Cohen, avec un brin d’irritation dans la voix, a conclu l’interview en disant : « La prochaine fois on vous invitera pour parler de films ». C’est comme si la littérature était passée à la trappe.

Le nouveau roman de Jean-Paul Dubois s’appelle La succession, il est publié aux éditions de l’Olivier. Le héros s’appelle Paul, bien sûr. Une « histoire bouleversante où l’évocation nostalgique du bonheur se mêle à la tristesse de la perte. On y retrouve intacts son élégance, son goût pour l’absurde et la liste de ses obsessions » écrit l’éditeur.

Vous me direz si c’est mensonger, parce que moi, je ne vais pas lire ce roman. Cela me ferait suer.

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Et puis après, fiction-reportage de Kasumiko Murakami

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Et puis aprèsKasumiko Murakami, longtemps journaliste à Paris, raconte dans ce court récit la vie des rescapés du tsunami du 11 mars 2011 au Japon. Elle s’est rendue sur place, et ce qu’elle a vu l’a sidérée. L’étendue des dévastations. Les pauvres signes d’une humanité détruite :

La première fois que je suis allée à Ôtsuchi, j’ai vu dans la boue encore humide fleurir des roses, flotter des boîtes à bento (…), plus loin encore des drapeaux rouges qui indiquaient que là se trouvaient des corps sans vie. En tant que témoin de la confusion et de la lassitude qui suivirent la catastrophe, il fallait que je mette des mots sur tout cela.

Et puis après n’est pas un roman, contrairement à ce qui est écrit sur la belle couverture d’Actes Sud, mais un reportage. Les rescapés ont été entassés à l’écart comme une maladie honteuse :

Autrement dit, ce qu’on attendait des réfugiés, dans ce gymnase du quartier, c’était qu’ils restent sagement, comme des chèvres dociles dans leur enclos, séparés sommairement de leurs voisins par des cartons, tout en affichant pourtant une mine abattue, cela suffisait. Quant aux visiteurs venus de l’extérieur qui défilaient pendant des jours pour voir le centre d’hébergement, il suffisait sans doute de leur montrer l’état des sinistrés pour qu’ils s’émeuvent vivement avant de rentrer chez eux.

Pour animer son propos et adoucir la dureté des faits, Kasumiko Murakami a créé des personnages emblématiques de la difficulté de vivre après l’impensable, comme le pêcheur Yasuo et sa dépression larvée. Il est difficile d’adhérer pleinement à ce qui semble un échantillon d’esquisses d’êtres humains, le procédé est trop journalistique, trop évident. Pourtant ce texte mérite d’être lu, il nous apprend – peut-être à son insu – beaucoup de choses sur la mentalité japonaise en plus de la suite immédiate du tsunami au Japon.

Et puis après, fiction-reportage de Kasumiko Murakami, à ranger au rayon témoignage

Et puis après
Kasumiko Murakami
Trad. du japonais par Isabelle SAKAÏ
Actes Sud, mai 2016, 112 p., 13,80€
ISBN : 978-2-330-06320-7

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Poétique de la chimie

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Désirez-vous fuir la reprise et vous évader dans un monde extraterrestre ? Inutile de prendre des substances illicites ou de vous téléporter sur une planète inconnue, il vous suffit de deux plaques de Plexiglas, d’une table lumineuse et d’une caméra pour fixer les beautés insolites qui vont se développer sous vos yeux. Les résultats de ces collusions fantastiques hallucinatoires s’appellent les Jardins chimiques.

Dieu tout-puissant muni d’une seringue, vous allez déposer une solution de sels métalliques sur une solution de silicate. Très vite un monde étrange va naître, des créatures étranges vont se dresser, mélange de fleur et de féminité gracile et envoûtante : elles vont vous offrir leurs stupéfiants enlacements, leurs corolles délicates et leurs tiges tortueuses qui grimpent, se tordent, se déploient. Un rêve de beauté, aux couleurs vert turquoise, bleu foncé ou brunes, selon les cristaux de sels métalliques que vous aurez choisis. Ajoutez du chlorure de fer, par exemple, et admirez la somptueuse danseuse née sur la plaque qui se courbe avec tant de grâce, de passion et de souplesse que vous en serez troublé : Flamenco ? Tango ? Et ce cordon qui relie la créature avec cet étrange tripode ?

Arborescences de chlorure de fer. © Stéphane Querbes (Source)

Cliché Stéphane Querbes

Des fleurs d’une intense beauté vont naître de l’interaction entre la réaction chimique et l’écoulement hydrodynamique. Sous vos yeux, une tige étrange va s’élever, suivie par une fleur joyau qui fait penser à l’Art Nouveau, une fascinante créature minuscule.

Si vous désirez voir en temps réel ce monde s’éveiller, regardez la vidéo suivante.

La caméra filme un monde peuplé de créatures inconnues, cous graciles, silhouettes en expansion : l’étrangeté absolue de ce qui semble si vivant, si ordonné, si féérique provoque une sorte d’envoûtement. C’est peut-être à quoi ressembleront les mondes que nos lointains descendants découvriront. Et ils ne sauront pas que de simples expériences de physique amusante offraient déjà à leurs ancêtres les prémisses de ces mondes inconnus.

CuSO4© Stéphane Querbes (Source)

Cliché Stéphane Querbes

Les clichés ci-dessus viennent de ce superbe article dont je vous recommande la lecture.

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