Mautam, la mortelle floraison des bambous

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bambou-noirIls sont très beaux toute l’année, si graphiques avec leurs cannes noir et leurs feuilles vert tendre… Les bambous noirs du jardin, c’est l’irruption d’un pinceau asiatique dans la campagne occidentale.

Lorsqu’on achète Phyllostachys nigra en jardinerie, aucune mention de sa floraison. Il est vrai que celle-ci est tout sauf spectaculaire : imaginez des sortes de hampes verdâtres qui pendent au bout des tiges comme des mousses malsaines. Une autre raison sans doute plus importante justifie le silence des notices : la floraison du bambou entraîne la plupart du temps sa mort. Ce qu’il y aura de particulier en ce qui concerne le bambou noir des jardins, c’est que depuis 1932 on le multiplie seulement par rejet, sur toute la planète…

Lorsque le bambou noir fleurira, ce qui n’est pas arrivé depuis 1932, tous les pieds fleuriront en même temps et mourront sans doute en même temps. Une extinction massive appelée Mautam en Asie où le phénomène connaît des connaissances autrement dramatiques que dans nos jardins d’agrément.

800px-bamboofloweringDans le nord-est de l’Inde, Mautam (qui signifie « mort du bambou ») est une malédiction cyclique : tous les 48 ans les grandes forêts de bambous sauvages qui couvrent le tiers du pays fleurissent et meurent. Cet événement est immédiatement suivi par une terrible famine : une fois les graines de bambous épuisées, les rats envahissent les villages. Ils n’ont plus rien à manger dans les forêts de bambous et dévorent tout sur le passage. Tous les 48 ans la population attend le phénomène, et l’absence de réactions des autorités a d’ailleurs provoqué de violentes révoltes. La dernière floraison a eu lieu en mai 2006 et le gouvernement a mobilisé l’armée pour prévenir la famine.

Il est possible que l’action des rongeurs soit un mécanisme de contrôle biologique : ils dévorent toutes les graines de tous les chaumes de bambous, y compris celles qui auraient pu fleurir en dehors de la période de floraison, ce qui a un impact positif sur leur fertilité. Une fois qu’ils ont épuisé cette manne, ils se tournent vers les parcelles cultivées, d’où la famine.

Le Mautam de 1958-59 a provoqué la mort d’une centaine de personnes et ravagé la région. On estime que la population a tué au moins deux millions de rats.

La mort redoutée mais attendue du bambou noir dans les jardins n’aura sans doute pas des conséquences aussi dramatiques, mais si vous connaissez de grandes bambouseraies dont le bambou noir est l’espèce dominante, précipitez-vous pour observer ce phénomène que vous ne reverrez pas de si tôt…

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Les fissures de timidité, danse d’évitement des arbres

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gilles-clementDans sa magnifique leçon inaugurale au collège de France du 1er décembre 2011, l’un des plus importants paysagistes de la planète, Gilles Clément, a donné une leçon d’humilité à tous les Jardiniers de la Terre : ne vous prenez pas pour des dieux ! La nature est beaucoup plus intelligente et savante que vous ne le serez jamais, alors collaborez plutôt avec ce qui vous dépasse.

Gilles Clément s’émerveille de la complexité du vivant, de la façon dont les organismes présents bien avant l’homme sur notre planète collaborent entre eux avec une intelligence stupéfiante, une sorte de génie naturel :

Par génie naturel, il faut entendre le pouvoir des espèces animales et végétales à régler naturellement leurs rapports en vue de se développer au mieux dans la dynamique quotidienne de l’évolution. La nature, dans sa complexité, a mis au point un nombre considérable de signaux, d’avertissements, de déclencheurs de réactions en chaîne, de régulateurs de surpopulations, d’assistances et de prédations qui « jardinent » le territoire sans aucune intervention humaine. Cette débauche d’énergie s’opère en réalité dans une économie d’échange, au rythme d’une musique naturelle que chacun peut entendre : le cri d’un oiseau, la stridulation d’un orthoptère, le vent dans un feuillage portant l’information masquée d’un prédateur ou d’un ami, la distance entre les frondaisons laissant voir le ciel (fig. 6). Tout est message.

Je retiendrai de cette magnifique leçon l’expression poétique de fissure de timidité empruntée faute de mieux au vocabulaire de la psychologie. Deux arbres qui poussent l’un à côté de l’autre grandissent, augmentent leur ramure mais ne se mélangent jamais : regardez dans une forêt, jamais vous ne verrez un réseau inextricable de branches ! Impossible de savoir comment les arbres se transmettent des informations et résolvent le problème lié à l’espace qui leur est attribué.

fissure-de-timidite

Copyleft Gilles Clément, licence Art libre 1.3.

La lumière résulte d’une mise à distance des frondaisons d’arbres adultes appartenant à la même espèce (ici, Samanea saman en Australie, au nord de Cairns). Cette mise à distance correspond à des échanges entre les houppiers. On ignore la nature et les raisons de ces échanges.

Gilles Clément a consacré sa vie à élaborer des jardins, toujours en recherche, toujours tendu vers plus de compréhension des phénomènes naturels. Dès 2017 le jardin qu’il a élaboré en Corse avec des scientifiques selon le « protocole de Cargèse » sera accessible à tous et les découvertes probables accessibles également à tous. Le « jardin planétaire » ne se marchandise pas. Je me demande ce que les grands firmes qui sont en train de breveter le vivant pensent de cette démarche…

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En attendant Bojangles, la danse de l’amour fou

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en-attendant-bojangles-223x330Un petit garçon raconte l’histoire de ses parents, leur vie fantasque où les repères habituels ont disparu, comme si rien n’existait à part le plaisir, la surprise, la danse et les inventions toutes plus surprenantes les unes que les autres :

Je n’ai jamais bien compris pourquoi, mais mon père n’appelait jamais ma mère plus de deux jours de suite par le même prénom. Même si certains prénoms la lassaient plus vite que d’autres, ma mère aimait beaucoup cette habitude et, chaque matin dans la cuisine, je la voyais observer mon père, le suivre d’un regard rieur, le nez dans son bol, ou le menton dans les mains, en attendant le verdict. (…)

Un jour par an seulement, ma mère possédait un prénom fixe. Le 15 février elle s’appelait Georgette. Ce n’était pas son vrai prénom, mais la Sainte-Georgette avait lieu le lendemain de la Saint-Valentin. Mes parents trouvaient tellement peu romantique de s’attabler dans un restaurant entourés d’amours forcés, en service commandé. Alors chaque année, ils fêtaient la Sainte-Georgette en profitant d’un restaurant désert et d’un service à leur seule disposition.

Ces parents hors du commun vivent une passion folle, dans tous les sens du terme. Très vite le travail du père disparaît, et c’est la fête perpétuelle, les réceptions, le château en Espagne, un vrai château où la mère donne toute sa démesure. On danse et on boit beaucoup sous le regard de Mademoiselle Superfétatoire, l’oiseau africain et celui de l’Ordure, l’ami sénateur du père. Le petit garçon joint ses mensonges à ceux de ses parents et quitte très vite l’école où la fantaisie n’est pas vraiment de mise. Cela donne beaucoup de scènes très drôles, et puis l’ambiance s’obscurcit quand la fantaisie de la mère devient dangereuse et révèle de graves problèmes psychiatriques…

C’est une histoire qui ressemble très fort à la chanson qui donne le titre du livre :

Maman me racontait souvent l’histoire de Mister Bojangles. Son histoire était comme sa musique : belle, dansante et mélancolique. C’est pour ça que mes parents aimaient les slows avec Monsieur Bojangles, c’était une musique pour les sentiments. Il vivait à la Nouvelle-Orléans, même si c’était il y a longtemps, dans le vieux temps, il n’y avait rien de nouveau là-dedans. Au début, il voyageait avec son chien et ses vieux vêtements, dans le sud d’un autre continent. Puis son chien était mort, et plus rien n’avait été comme avant. Alors il allait danser dans les bars, toujours avec ses vieux vêtements. Il dansait Monsieur Bojangles, il dansait vraiment tout le temps, comme mes parents. Pour qu’il danse, les gens lui payaient des bières, alors il dansait dans son pantalon trop grand, il sautait très haut et retombait tout doucement. Maman me disait qu’il dansait pour faire revenir son chien, elle le savait de source sûre. Et elle, elle dansait pour faire revenir Monsieur Bojangles. C’est pour ça qu’elle dansait tout le temps. Pour qu’il revienne, tout simplement.

Celle qui n’a jamais le même prénom danse et boit, pour que les fantômes qui la hantent s’éloignent, pour que revienne le temps du bonheur, tout simplement.

Ce premier roman touche par ses maladresses-même. Cette façon de mettre en italique les carnets du père intercalés dans l’histoire comme un éclairage un peu superflu, la fin attendue, la naïveté convenue du petit garçon… Il y dans ce texte une petite musique proche de F. Scott Fitzgerald : tendre est la fête, tendre est le tête-à-tête avec la folie quand on aime plus que tout. Et un soupçon d’amertume devant la fragilité de l’instant présent. Et la voix mélancolique de Nina Simone nous emporte : Monsieur Bojangles danse.

En attendant Bojangles
Olivier Bourdeaut
Finitude, janvier 2016, 160 p., 15,50 €
ISBN : 978-2-36339-063-9

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Ricochets d’âme

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Un blog littéraire, la plupart du temps, c’est le lancer de petits cailloux dans un puits sans fond, mais vraiment sans fond : aucun écho. Le grand silence des grappilleurs inconnus. Mais, parfois, cela frémit dans l’onde noire et la solitude du blogueur de fond se rompt de belle façon.

Eric, lecteur attentif et auteur d’un superbe blog photographique dont j’ai déjà parlé sur Facebook, m’envoie des messages pour me signaler certains ouvrages ou vidéos qui peuvent enrichir le sujet que je viens de traiter. Cette fois, il s’agit d’un commentaire sur mon article parlant du travail d’Ernest Pignon-Ernest. Cela lui a fait penser à ce que j’avais écrit sur la maison de Commercy et le travail de Raymond Depardon. Il me signale la vidéo sur Raymond Depardon dans Envoyé Spécial du 13 octobre 2016 sur France 2, rubrique Chambre noire.

Merci Eric de m’avoir permis de partager ce moment rare où Raymond Depardon se livre avec pudeur. Il parle de la photo d’un berger des Cévennes, Marcel Privat. Photo exceptionnelle, tableau à lui-tout seul d’une certaine paysannerie en train de disparaître.

marcel-privat-copieLe visage tanné par le soleil du vieil homme, sa peau, ses vêtements d’un bleu « à la mode », délavés par le soleil, harmonie entre la chemise et la casquette, et les mains. L’importance des mains. Il y a ce bout de film, la gestion des silences du vieil homme, les maladresses de paroles du photographe qui ne sait comment trouver la bonne hauteur de ton face à ce vieil homme somnolent et un peu sourd. Parler comme un vêtement, un accompagnement pour éviter d’être un prédateur. L’horloge. « C’est un autre temps », dit Raymond d’une voix sourde. Musique de Gabriel Fauré. Glissement à la photo de son père.

le-pere-de-raymond-depardonMême environnement que chez le berger des Cévennes, un monde qui meurt, et la culpabilité du fils. Le grand photographe traître à l’agriculture, renégat d’un monde qu’il a fui. Raymond Depardon n’était pas là au moment de la mort de son père, il était en Afrique, actualité, bruissement du monde. Loin de l’horloge. Du silence. Et le père seul au moment de mourir. Culpabilité indépassable du transfuge.

Merci Eric, de m’avoir permis la découverte de ce moment de pudeur, de tendresse et de douleur.

Les petits cailloux remontent parfois à la surface, et l’eau devient lac, avec plein de ricochets bouleversés.

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Lorette, de Laurence Nobécourt

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nobecourt-c« Pour la première fois, en 2013, m’a été révélé le sens de mon prénom d’origine : Laurence ; qui signifie “ l’or en soi ” dans la langue des oiseaux. Prénom dont je décide de signer mes livres à venir. Je ne savais pas alors à quel point nous sommes constitués des lettres qui nous désignent. Ni quels jardins d’ombre recouvrent les pseudonymes avec lesquels nous avançons dans le monde. A quoi m’aura servi ce prénom de Lorette que j’ai porté tant d’années, jusque sur la couverture de mes livres, sans pourtant qu’il fût mien ?

Maintenant, je m’appelle Laurence. C’est mon prénom d’origine. J’ai réussi à ne pas l’égarer. J’ai tout perdu, mais j’ai retrouvé mon nom. »

Voici la quatrième de couverture de Lorette, le dernier livre de Laurence Nobécourt publié chez Grasset. Il m’a été offert par une de mes amies, séduite par cette entrée en matière. Elle a acheté ce livre, peut-être séduite par le visage ascétique de l’auteur sur le bandeau, peut-être happée par la force des mots apposée sur une réalité minime.

Récupérer son prénom (Laurence), et effacer l’emprunt (Lorette) est rare. Habituellement, après des années d’irritation devant le mauvais choix des parents, on prend un des « viennent ensuite » de l’état-civil ou on se choisit le prénom avec lequel on est accordé. Ce retour, après tant d’années et de souffrances, c’est comme une seconde naissance.

Je crois que nous ne changeons jamais de nom. Nous faisons seulement advenir celui qui est en nous depuis le commencement. Nos noms sont des équations mathématiques en cours de résolution. Ainsi, Laurence est rendue à sa banalité originelle qui en fait son exception

Personnellement, cela me laisse froide. Jamais je n’aurais acheté ce livre, à cause précisément de la quatrième de couverture. Les descriptions de l’enfer familial bourgeois me semblent un peu rebattues, la famille qui tient debout avec les apparences, on a déjà lu cela des milliers de fois.

Reste cette écriture d’une densité sidérante, aiguë, obscure, irritante. Un concentré de violence et de cruauté, comme cette lettre à la mère qui fait le pendant à la lettre au père de Kafka. Un texte étrange, naviguant entre folie et poésie, douleur et ascèse. À réserver aux esprits aventureux près à s’embarquer pour un voyage sans boussole dans un paysage d’orage : beauté et inquiétudes garanties.

Revenir en arrière de soi pour voir. Se souvenir de la vérité du souffle premier, et par le poumon du verbe, articules ce qui, justement, ne saurait s’oublier.

C’est l’aventure de l’écriture. C’est une apocalypse de l’être dans son sens étymologique de « mise à nu ». Aller au bout de soi-même, c’est se mettre à nu, c’est advenir au point de disparaître.

Toutes nos vies ne sont que cela: une entreprise de disparition. Ecrire, c’est exister dans la disparition.

Lorette
Laurence Nobécourt
Grasset, avril 2016, 212 p., 13 €
ISBN : 9782246790495

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