Parcs d’attractions, I

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Voici revenu le temps des lumières d’enfance, illuminations et marrons chauds, Pères Noël et promotions commerciales à gogo. Voilà revenu le temps de l’excès, des enfants gâtés, des enfants déçus, des enfants blasés. Adultes sur-occupés, angoissés, au bord du vide existentiel ; le temps des barbares n’en finit pas, quoi, aucune trêve ? Comment oublier la morosité, la pollution, les grèves, la guerre en Irak et ailleurs, les attentats ?  La fête chrétienne qui a supplanté l’antique fête païenne ne suffit pas à masquer le vide, une fois passées l’excitation et l’espérance.

Besoin de vous étourdir un peu plus ? Je vous emmène en Amérique du Sud, à Buenos Aires, capitale de l’Argentine, visiter le parc d’attraction Terra Santa, Terre Sainte, pas la peine de traduire… Ce parc d’attraction est destiné à la famille chrétienne.

Attraction, du latin attractio, tirer… Tirer vers soi, séduire… Définition du Petit Larousse illustré : Distraction mise à disposition du public dans certains lieux ou à l’occasion de manifestations, de réjouissances collectives. Parc d’attractions.

La vidéo est proprement sidérante : tous les personnages illustrant la vie du Christ sont à taille réelle et se mêlent aux comédiens, danseuses ou animaux articulés pour immerger les visiteurs dans un mélange de confusion et de rêve. Tout est toc, brut, mais ça marche ! Dans la foule des visiteurs, un homme âgé baise la main d’une Vierge en plastique grandeur nature, un enfant glisse sa tête dans le casque d’un centurion pour la photo, des danseuses orientales dénudées agitent leurs voiles devant le temple. Continuer la lecture

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Black coffee, avec trop de crème

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black-coffeeVoilà un roman policier qui cumule le meilleur et le pire de ce que l’on peut écrire.

Le long de la mythique route 66, un assassin psychopathe sème les morts comme des cailloux durant des décennies. Impossible à découvrir : pas de témoin, l’immensité américaine pour compagne. Pas de témoin ? Un enfant de huit ans, Desmond, a échappé au massacre de sa famille, il deviendra criminologue, bien sûr.

L’assassin vieillit, vit l’intense frustration de qui a créé une œuvre d’art non reconnue ; il choisit un Français qui a fui sa famille lors de vacances américaines pour écrire son histoire. Ce mauvais père, mauvais mari ayant laissé sa femme dans une situation morale et financière inextricable sent qu’il tient un filon et décide d’expédier le cahier à sa femme. Les confessions d’un serial killer valent de l’or.

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Black coffee
Sophie Loubière
Fleuve Noir, février 2013, 564 p., 20,90 €
ISBN : 978-2-265-09407-9

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Orsay, foule choisie en fête

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Le premier week-end de décembre, le musée d’Orsay fêtait ses trente ans. Des festivités diverses, très originales, ponctuaient l’événement dont le but avoué de certains participants était d’attirer au musée un public qui n’y venait jamais.

La gratuité et la publicité faites autour de ce grand moment ont-elles suffi à attirer de nouveaux visiteurs ? Pas sûr…

amoureux-parisiensLe samedi, en famille, nous décidons d’aller admirer les diverses trouvailles et de participer à cette fête populaire. Il faisait très beau et très froid, les routes sur berge rendues aux piétons de Paris charriaient des flots d’amoureux et de familles tranquilles.

Un jeune couple attira mon regard par l’harmonie qui se dégageait de leur échange. Illuminés par le soleil de cet après-midi d’hiver, quelques ombres dures sur le manteau rejeté en arrière de la jeune fille, et puis cette rose rouge fichée dans le sac, les feuilles mortes dorées répondant au manteau, symphonie de couleurs d’automne réveillées par le rouge de la valise du jeune homme, ils devisaient avec tendresse, dans leur bulle.

Aux abords du musée d’Orsay régnait un bruissement continu : la file s’étirait, s’étirait, la foule des jours où on piétine pour apercevoir un pan de tableau de l’exposition qu’il faut absolument avoir vu, où un gardien ressemblant à un vigile de boîte de nuit contrôle les flux et chronomètre les vingt minutes prévues pour rester dans la salle. Admiration chronométrée, calibrée. Continuer la lecture

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Déjeuner en paix

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alepSept heures du matin, café, radio, Alep est tombée. Tiens, il n’y a bientôt plus de café, il faut le rajouter sur la liste de course. Zut, les aide-maternelles vont faire grève, pourvu que ça ne touche pas l’école du petit.

Les bombes ne tombent plus sur Alep. Témoignages de massacres.

Des horreurs, partout, c’est malheureux, on ne peut pas vivre en paix ? C’est bientôt Noël ! Le foie gras est hors de prix cette année, je me demande si je ne vais pas faire une autre entrée, mes beaux-parents vont faire la grimace, mais enfin…

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Mémoire de fille, l’origine de l’œuvre

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J’ai mis du temps à rendre compte de Mémoire de fille d’Annie Ernaux, parce que ce livre d’à peine 150 pages m’a mise KO debout par sa violence, son âpreté et sa puissance.

memoire-de-filleOn sait que l’auteur poursuit depuis maintenant plus de quarante ans le même sillon autobiographique, loin des complaisances de certain(e)s, loin de tout sentimentalisme, loin de tout pittoresque. Une série de faits, de constats, d’immersion au plus près de la vérité de l’être. Une femme qui restitue avec une force d’évocation sidérante les étapes importantes de sa vie. Une femme qui marche, si proche de l’homme de Giacometti, si universelle. Bouleversante. Choquante. Quoi, si peu d’affection pour cette jeune fille naïve et perdue ? Quoi, une loupe d’entomologiste pour restituer ses humiliations, son entêtement, sa bêtise même ? Quoi, si peu de dignité pour révéler l’étendue du mépris dont elle a été victime ?

J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue.

L’été 1958, celle qui s’appelle encore Annie Duchêne part comme monitrice en colonie de vacances. C’est la première fois qu’elle sort de chez elle et elle va connaître sa première expérience sexuelle, une nuit avec le moniteur-chef de la colonie.

Il y a une expression pour dire exactement la force et la stupeur de l’événement. Au sens exact du terme, je n’en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit (2005, dans L’Usage de la photo).

Un mois d’excitation et de honte, pendant lequel Annie est pour les autres moniteurs un « objet de mépris et de dérision », mais un mois de bravade aussi :

Il a été écrit, sans minoration, sur la glace du lavabo de ma chambre, en grosses lettres rouges avec mon dentifrice : Vive les putains. (Formulation qui avait déclenché la rage de ma coturne – une sage, qui n’a eu qu’un seul flirt – et suscité de ma part la remarque ironique : c’est le pluriel qui te gêne ?)

Cette fille dont tout le monde se moque et qui sera refusée à la colonie l’année suivante, vit une honte de fille à laquelle s’ajoutera  la honte de la transgression sociale ; elle n’est pas encore l’écrivain que nous connaissons, mais le matériau est là, l’origine violente de ce travail si particulier est là.

L’avenir d’une acquisition est imprévisible.

Annie Ernaux raconte les deux années qui ont suivi : le lycée Jeanne d’Arc où elle est déjà déclassée, le séjour en Angleterre, l’erreur de l’école normale qui rendait son père si fier, ses débuts de jeune-épouse-mère-de-famille :

Cette mémoire-là aussi est implacable.

Les fondations de l’œuvre sont là, dans ces pages dont la rédaction a été différée pendant des décennies :

La grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte.

Aller jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser.

Ressusciter cette ignorance absolue et cette attente. L’absence de signification de ce qui arrive.

On peine à comprendre l’absolue soumission de cette jeune fille qui se couche quand on le lui demande, qui obéit

à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre, il lui aurait bien fallu subir.

Les femmes actuelles sont très loin de cette fille de 1958, elles ont connu pour la plupart de tout autres premières expériences sexuelles. D’où vient alors la force de ce livre ? D’où vient que cette fille marionnette un peu bécasse, cette fille comme un papillon maladroit qui se cogne à la vitre nous touche tellement ? Personnellement je ne peux pas me reconnaître, malgré l’universalité du propos de l’auteur, dans cette fille soumise, mai 68 et la conscience féministe sont passés par là. Mais la façon dont Annie Ernaux réussit à

Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui est arrivé, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé

me sidère.

Une femme qui marche. Qui butte sur un caillou, s’enfonce dans la boue et se redresse. Une femme qui se souvient et restitue la force brute de ce qui l’a enfoncée, salie, et lui a donné paradoxalement les matériaux de son œuvre. Après ce livre, je me demande ce qu’Annie Ernaux va pouvoir écrire.

Mémoire de fille
Annie Ernaux
Gallimard, avril 2016, 160 p., 15€
ISBN : 978-2-07-014597-3

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