Le sexe des arbres 8

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arbre

C’est un arbre parisien de bord de Seine, un de ces arbres inaccessibles lorsque les véhicules motorisés avalaient les kilomètres ou serpentaient, grondaient, fumant dans le froid.

Un arbre placide. Rien d’érotique dans ce tronc pâle, épais, un tronc rassurant dans lequel joue la lumière. Les feuilles dorées de l’arbre voisin semblent le caresser. Frôlement ténu, timide, sur  le puissant voisin.

Mais un œil regarde les promeneurs, sur la droite, un œil avec un air de dire « Passez votre chemin, il n’y a rien à voir ». Suspicion. À gauche de ce gardien du temple, une étrange concrétion, mi-vulve mi-coquillage : un deuxième œil dont l’iris noir scrute le ciel ? une fleur carnivore à la corolle dansante ? une oreille faunesque ?

Des lignes de fusain vigoureuses enserrent la créature, la sculptent, créent des ombres et du volume. À gauche comme une feuille dentelée ; à droite une courbe qui ondule à la recherche de la lumière.

Un arbre. C’est seulement le tronc d’un arbre parisien que personne ne regarde.

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La Servante abyssine, splendide roman intemporel

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servante_abyssineJanvier : rentrée littéraire, mois du blanc et des soldes. Dans le désordre. Les sociologues nous apprennent que nos habitudes de consommation changent : on veut désormais du solide, du durable, on se précipite moins sur le miroir aux alouettes, paraît-il.

C’est la raison pour laquelle je voudrais revenir sur un roman publié chez Actes Sud en 2003, le premier roman d’une jeune femme, Carine Fernandez, un roman époustouflant de maîtrise, un roman qui se dévore d’une traite : pas de gras ou de maladresse dans ce texte de 180 pages, pas de romantisme de bazar, pas de sociologie prétentieuse ; rien que la description d’une vie de servante noire arrivée dans les années soixante-dix en Arabie Saoudite ; rien que l’obsessionnel ennui et la vacuité des femmes saoudiennes ; rien que les multiples façons de survivre dans ce pays lorsqu’on est une inférieure, noire et chrétienne dans un état où les morts non-musulmans n’ont pas le droit d’être enterrés ; rien qu’un style somptueux mis au service d’une histoire magnifique.

Elle n’était pas venue de Djakarta ni de Kuala Lumpur comme les modernes esclaves. Non, juste traversé la Mer rouge après huit journées de marche pour rejoindre Asmara et attendre deux ans et six mois le train jusqu’au port de Massaoua. Deux ans, six mois, huit jours, pour voir enfin la mer et respirer la chaleur suffocante de la plaine côtière. Même air, même mer pour eux les peuples squelettiques de la Corne d’Afrique, que pour les veaux gras du Hedjaz.

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La servante abyssine
Carine Fernandez
Actes Sud, mai 2003, 192 p., 17,30€
ISBN : 978-2-7427-4354-4

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Le délit de solidarité, honneur et honte

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un-agriculteur-juge-pour-avoir-aide-des-migrants-venant-d-italieCe mercredi 4 janvier 2017 sera jugé un paysan de la Roya qui a hébergé des migrants, Cédric Herrou. Vendredi 6 janvier 2017 ce sera le tour d’un enseignant-chercheur habitant dans la même vallée, Pierre-Alain Mannoni.

Ils ont commis le même crime d’état, de notre république française : aide aux migrants, ces malheureux rejetés comme des balles de ping-pong entre la France et l’Italie.

Cela s’appelle le délit de solidarité, passible de cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. Délit de solidarité. On croit cauchemarder devant cette loi mise en vigueur en 1945, juste après les horreurs nazies, juste après que l’honneur de la France a été défendu par tous ces hommes et ces femmes qui ont désobéi à l’état et sauvé des Juifs au péril de leur vie. Ceux que l’on appelle les Justes. Sera poursuivie par la justice

Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France […]

Loi gênante, loi honteuse, qui a suscité des vagues d’indignation ;  le texte a été amendé plusieurs fois, cela sonnait vraiment trop mal pour nos politiques qui se gargarisent de notre devise, la main sur le cœur et les yeux rivés sur le pouvoir. Continuer la lecture

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La Cheffe, roman d’une cuisinière, sauce ratée

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la-cheffeUne femme atteint la gloire dans le milieu très masculin de la cuisine alors que rien dans son origine sociale ne la prédisposait à un tel destin. L’ex-assistant et amoureux transi de la Cheffe raconte la vie de celle-ci telle qu’il a pu la reconstituer. À ce récit primitif s’entrelarde la vie du narrateur en Espagne dans un de ces ghettos pour retraités français de la classe moyenne (description cruelle et très réussie de ces vieux qui se comportent comme des jeunes, histoire d’avoir réussi leur vie).

La Cheffe, le personnage principal, animé de la grâce, qui transcende les produits pour offrir la quintessence du goût à ceux qui vont les ingérer, ne connaît qu’une faiblesse : sa fille. Et celle-ci causera sa perte, par jalousie, vanité et méconnaissance de l’instrument de travail de sa mère. C’est fort bien vu : nombre de restaurants ont sombré devant la sottise des enfants et l’amour inconditionnel des parents refusant de voir les incapacités de leurs rejetons. Continuer la lecture

La Cheffe, roman d’une cuisinière
Marie Ndiaye
Gallimard, octobre 2016, 275 p., 17,90 €
ISBN : 978-2-07-011623-2

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Cent ans : le hareng, la mer et l’amertume

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cent-ansJe vous propose une saga norvégienne familiale, pour sortir de l’hexagone et de ses micro-tourments biographiques : Cent ans de la vie d’une famille vus à travers le regard des femmes qui se succèdent de génération en génération.
N’attendez pas de grandes envolées lyriques, une ode au passé de familles triomphantes, avec histoires d’amour et déchirements, entre Dallas et Le sang de la vigne où la belle héroïne est sacrifiée sur l’autel de la cohésion et de la richesse familiale. Saga est un mot mal choisi pour ce texte puissant, rugueux, plein de sentiments violents qui ne doivent rien à la fiction. Ce livre tient de l’arrachement et de l’imprécation.

Lisez plutôt les toutes premières lignes de ce pavé de presque six cents pages qui se dévore de manière addictive :

La honte. Pour moi, c’est le cœur du problème. La honte, j’ai toujours essayé de la camoufler, de l’esquiver ou d’y échapper. Écrire des livres est en soi une honte difficile à cacher puisqu’elle est documentée de manière irréfutable. La honte y trouve son format, pour ainsi dire.
Durant mon enfance et mon adolescence à Versterälen, je tiens un journal dont le contenu est terrifiant. Si éhonté qu’il ne doit tomber sous les yeux de personne. Les cachettes sont diverses, mais la première est dans l’étable vide de la ferme que nous habitons. Sur une solive que je peux atteindre par une trappe aménagée dans le plancher et qui servait autrefois à évacuer le fumier. l’étable devient en quelque sorte un lieu d’asile. Vide. À part les poules. Et j’ai pour tâche de leur donner à manger. […]
Un dimanche matin, il fait son entrée dans l’étable. Je pense à me sauver mais il bouche l’entrée. Je dissimule le carnet en le faisant glisser dans ma botte avant même qu’il ne s’en rende compte. Ce n’est pas non plus le carnet qui l’intéresse, car il ignore encore ce que je peux bien trouver à écrire.

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Cent ans
Herbjørg Wassmo
Traduit du norvégien par Luce Hinsch
Gaïa, février 2011, 557 p., 24€
ISBN : 978-2-84720-182-6

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