Delphine de Vigan poursuit le cycle entamé avec Les loyautés, si loin des romans qui ont fait son succès, mais si nécessaire à son approfondissement de ce qui construit un être humain.
Elle explorait dans Les loyautés deux facettes, l’une sociétale (l’alcoolisme des adolescents), l’autre intime (les loyautés qui nous façonnent et parfois nous détruisent) de la vie. Les gratitudes fonctionnent de la même façon : la façon dont notre société s’occupe du grand âge et les gratitudes qui nous ont construits. Le sujet a changé : aussi difficile que le précédent, mais saupoudré d’une lumière qu’il n’y avait pas dans Les loyautés, malgré l’adulte qui sauve l’adolescent à la fin du roman. La forme non plus n’est pas la même : autant Les loyautés était dense, autant Les gratitudes est constitué presque uniquement de dialogues. Cette forme lâche, distendue, ressemble à un tissu qui s’effiloche, et c’est bien de cela dont il s’agit : la vie de Michka part en lambeaux depuis que le langage, ce qui a construit sa vie de correctrice, s’échappe. Les pertes les plus redoutables du grand âge sont celles qui concernent nos domaines d’excellence.
Michka vient de mourir, et Marie sa jeune amie, Marie qui doit tant à Michka, se souvient.
J’essaie de retrouver ce jour où j’ai compris que quelque chose avait basculé et que le temps dorénavant nous serait compté (p. 12)
Ce basculement – Avant ça allait. Après ça n’allait plus. (p. 139) – est brutal.
Elle s’appelle Michka. C’est une vieille dame aux allures de jeune fille. Ou une jeune fille devenue vieille par inadvertance, victime d’un vilain sort. Ses mains longues et noueuses sont agrippées aux accoudoirs du fauteuil comme si elle risquait de chavirer. (p. 14)
Ce chapitre bouleversant décrit admirablement la perte de repères et l’angoisse de la vieille dame. Après c’est l’engrenage, le moment déchirant où il faut fermer pour la dernière fois la porte de son appartement et apprivoiser la vie en EHPAD. Où l’on entre lorsqu’il y a un départ.
Le roman se construit autour de deux axes. La vie en EHPAD :
Un petit jus de pomme avec une petite paille et un petit gâteau emballé dans un petit sachet. […] Voilà donc ce qui t’attend, Michk’ : des petits pas, des petits sommes, des petits goûters, des petites sorties, des petites visites.
Une vie amoindrie, rétrécie, mais parfaitement réglée. (p. 32-33)
et les gratitudes, celle qui lie Marie à Michka qui s’est occupée d’elle enfant et l’a empêchée de sombrer, celle qui lie Michka au jeune couple qui a risqué sa vie pour sauver la sienne, durant la seconde guerre mondiale. Michka n’a jamais pu les remercier, et cela la ronge. Dans ses cauchemars où règne une directrice digne d’un camp de concentration, cela revient :
Mais qu’est-ce que vous croyez, ils sont morts ! Morts ! Morts ! La vérité c’est qu’ils sont morts et que vous ne les avez jamais remerciés ! (p. 70)
Comment partir alors qu’on éprouve une telle dette morale ? Et l’on arrive au fondement de ces gratitudes : elles doivent être exprimées pour trouver la paix.
Le roman se déroule en courts chapitres ; les uns concernent Marie, les autres Jérôme, l’orthophoniste. Michka est le seul lien entre eux. Tout se construit autour des dialogues avec la vieille dame, ses cuirs incessants qui gênent la conversation mais auxquels on s’habitue très vite, à part quand on en est l’auteur et la victime :
Je perds beaucoup… ça va vite. Je sens presque tout le temps que je perds quelque chose, mais je ne trouve pas et… ça me fait peur. (p. 39)
À la fin, il n’y aura plus rien, plus de mots, tu comprends, ou bien alors n’importe quoi, pour remplir le vide. Tu imagines, un monospace… un monoglotte de vieille peau, toute solifère… (p. 62)
La vie en maison de retraite est décrite par touches impressionnistes : les vieilles personnes qui essaient de se conserver un espace personnel par de petites (encore !) choses, par exemple :
Mais il faut bien qu’on cache de petites choses, vous comprenez ? Pour être vivants. Il faut bien qu’on puisse faire de petites choses tout seuls dans notre coin, des petites choses légèrement interdites, et fermer notre porte quand on a besoin d’être tranquilles. (p. 102).
L’attente de la mort pour seul horizon, l’attente incessante de tout et rien pour masquer la plus importante :
Ici, attendre est une occupation à part entière. (p. 87)
Il manque peut-être dans ce panorama un peu de réalité supplémentaire, comme les difficultés devant le manque de personnel ou… l’amour en maison de retraite. Cela aurait été une réponse aux interrogations de l’auteure, car en maison de retraite des intrigues se nouent, et de nombreuses aide-soignantes prennent le bras des vieilles personnes par exemple.
Quand je m’imagine vieille, vraiment vieille, quand j’essaie de me projeter dans quarante ou cinquante ans, ce qui me paraît le plus douloureux, le plus insoutenable, c’est l’idée que plus personne ne me touche. La disparition progressive ou brutale du contact physique. (p. 95)
Je pense que ce n’était pas le propos de Delphine de Vigan, pas plus qu’elle ne prétendait donner un panorama de l’éducation secondaire en France. On peut cependant regretter la fin du roman, plus faible que le reste, un peu rose bonbon, un peu téléphonée. Elle manque d’épaisseur, mais comment terminer un texte qui traite à la fois de la mort et de la reconnaissance ? Nous sommes dans le domaine du roman, et surtout de cette volonté d’explorer ce qui nous constitue. C’est la raison pour laquelle Jérôme l’orthophoniste, qui s’est attaché à la vieille dame, lui permet de retrouver ce qui lui apportera la paix. Jérôme dont les blessures personnelles – sa rupture avec son père, des années plus tôt – ont été devinées par la vieille dame.
Je ne serais pas étonnée que le roman suivant de Delphine de Vigan traite du pardon. Celui que l’on demande et celui que l’on accorde avant qu’il soit trop tard.
Oui, je comprends qu’il y a quelques regrets en fin de lecture, mais que le parcours reste profond et interpellant…
Oui, il y a des regrets, parce que je suis le parcours de Delphine de Vigan depuirs quelque temps et je regrette un peu lorsqu’elle semble faiblir.