Archives par étiquette : Littérature américaine

Horrorstör, bagne de la consommation

Shares

 

couverture-horrorstorAu début, on croit que quelqu’un s’est trompé et, distrait, a posé son catalogue IKEA sur le présentoir de livres… Design reconnaissable entre tous, quel est le nom de ce canapé, déjà ? Pourtant quelque chose cloche. Dans les cadres bon marché affichés sur le mur, un homme aux yeux blancs appuie ses deux mains sur le mur comme s’il voulait le traverser. Bienvenue dans Horrorstör, le livre de l’Américain Grady Hendrix.

L’impression de catalogue se renforce en feuilletant le livre : chaque chapitre est précédé par un dessin réclame d’un produit typiquement suédois. Pourtant, insidieusement, les produits présentés évoluent. Au début se trouve De BROOKA

Le canapé de vos rêves. Des coussins en mousse à mémoire de forme et un dossier haut pour un soutien optimal des vertèbres cervicales, BROOKA est le meilleur début de la fin de votre journée !

En petites lettres, les couleurs, dimensions et référence de l’article, comme dans l’enseigne bien connue. On passe après quelques meubles et chapitres à BODAVEST

Cumulant les avantages des meilleurs systèmes de contention traditionnels, BODAVEST vous confine et empêche le flux tumultueux du sang vers votre cerveau. L’immobilité forcée vous oblige à l’introspection et vous libère des stimuli extérieurs stressants.

En petites lettres, matière, dimensions et référence de l’article.

Nous sommes au milieu du livre !  Je ne résiste pas au plaisir de vous présenter INGALUT

Vous soumettre à la panique, à la terreur et au désespoir de la noyade sans jamais vous accorder le soulagement de la mort, tel est le but de l’élégant INGALUT. Son bain d’hydrothérapie vous permet de souffrir encore et encore jusqu’à ce que vous soyez entièrement guéri.

Les articles suivants, vous les découvrirez tout seul…

Vous l’aurez compris, dans Horrorstör (quelque chose comme le magasin de l’horreur) l’auteur s’en donne à cœur joie. Il se protège bien sûr en disant qu’il ne parle pas d’IKEA mais d’Orsk son concurrent bas de gamme, mais vous reconnaîtrez la grande enseigne à chaque page. La façon dont sont présentés les meubles à monter soi-même, les employés conseillant les clients-amis, la philosophie lénifiante, les circuits immenses faisant parcourir tout le magasin… Les techniques sophistiquées comme la désorientation programmée (pas de point de repère, un circuit sinueux), le management destiné à faire sortir le meilleur de chaque employé et le maximum de la poche du client badaud, tout est là.

Avec dans le rôle principal Amy, jeune femme velléitaire et râleuse, le chef Basil qui cite à tout moment le fondateur de l’enseigne, la gentille Ruth Ann qui n’a que le magasin pour famille, et deux intrus chasseurs de fantômes, les vendeurs Matt et Trinity.

Mais quelque chose ne va pas dans le magasin de Cleveland : des appels au secours, des odeurs innommables, des objets abîmés, des graffiti… Les employés restent la nuit pour piéger le ou les responsables.

Commence alors la partie horreur du roman, avec des parallèles éclairants : le bagne des employés du magasin a été construit sur un bagne détruit au XIXe siècle et les âmes d’autrefois reviennent sur les lieux. Le magasin Orsk redevient la Ruche. Le magasin où chaque employé a l’impression d’être épié par les caméras redevient la prison où les prisonniers pensent qu’aucun de leur geste n’échappe à leur gardien : c’est le concept de la panoptique utilisé au  XIXe siècle.

Au cours de cette nuit d’horreur, le gardien fou prend possession du corps d’un SDF qui squattait le magasin, les tortures, les zombies, les hordes de rats et le pus dégoulinant des plafonds s’accumulent comme dans un page turner, l’auteur s’en donne à cœur joie.

Question style, bon, on ne va pas chipoter, le livre est efficace, un vrai jeu de la désorientation programmée avec des personnages sympathiques. On exclut bien sûr les responsables d’un cynisme absolu, c’est la règle, non ? Quant à la fin, ah, la fin, c’est un vrai plaisir que je vous laisse découvrir. Voilà pour le premier degré.

Mais au-delà du roman d’horreur, la critique sociale de ce mode de consommation et d’exploitation des travailleurs est magistral, le magasin concentrationnaire est métaphoriquement une  bête monstrueuse :

Amy décida de faire le grand tour. Défiant l’aboutissement brillant de la réflexion d’une équipe de psychologues ès Marketing, elle remonta Orsk à l’envers. Commençant par l’anus de la bête (les caisses), elle remonta son système digestif jusqu’à sa bouche (l’entrée de l’Expo). Le magasin avait été pensé pour obliger les clients à avancer dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Le but était de les maintenir dans une espèce d’état hypnotique. Amy, elle, avait seulement l’impression de déambuler dans une maison hantée de fête foraine toutes lumières allumées. Elle passait totalement à côté de l’effet recherché.

Horrorstör de Grady Hendrix, un format carré aux éditions Milanetdemi, vous ne pouvez pas vous tromper, il est juste plus gros qu’un catalogue IKEA. Et la troisième de couverture est aussi hilarante et inventive que le reste du roman.

Déstabilisant, désorientant et hypercréatif. Pour adolescents sans limite d’âge et consommateurs avertis.

Horrorstör
Grady Hendrix
Traduit de l’américain par Amélie Sarn
Milan et demi, août 2015, 240 p., 19€
ISBN : 978-2-7459-7158-6

Shares

Creole Belle, blues et crapules de Louisiane

Shares

Personne ne transforme le suspense en poésie comme James Lee Burke.

Comment résister à cet appel de la quatrième de couverture de Creole Belle ? C’est un épais roman publié en français aux éditions Payot-Rivages, un thriller de 620 pages dont la plupart se lisent avec passion, mélancolie et douceur, dans un état de tension qui ne connaît pas de répit.

Creole BelleL’ouragan Katrina et la pollution provoquée par l’explosion de la plateforme Deepwater dans le golfe du Mexique, le fatalisme des pauvres et l’abandon du gouvernement fédéral forment la trame objective de ce roman noir. Le reste est création littéraire, mélancolie et superbe écriture.

Ce volume fait partie du cycle des aventures de l’inspecteur Dave Robicheaux à la Nouvelle-Orléans, et au début du récit celui-ci se trouve plutôt mal en point. Il est  sujet à des hallucinations à l’hôpital où il pense qu’une jeune femme, Tee Jolie Melton, lui a rendu visite. Est-ce l’effet de la morphine ? Physiquement, cela s’arrange au fil des pages, quoique Tee Jolie ressurgisse au téléphone alors qu’elle a disparu et qu’on a retrouvé le cadavre de sa petite sœur congelé dans un bloc de glace flottant sur l’eau.

Ce n’est pas le seul mystère de ce roman noir, entre politiciens véreux et flics pourris, alcool et exécutions, combats et enquête têtue, on se retrouve dans un parfait produit de la littérature de suspense. Tous les ingrédients sont connus et utilisés à la louche : disparitions, meurtres, vengeances, traques diverses, obsessions du personnage principal, tout y est. Y compris le méchant encore pire qu’on l‘imagine et une nébuleuse menaçante. Y compris le psychopathe de service et les scènes de combat, ou bien la famille de Clete menacée d’une manière particulièrement perverse.

Nous reconnaissons bien sûr les ficelles du thriller pourtant nous nous laissons prendre très vite et le livre fonctionne à merveille : la tension de l’action dramatique malgré les faiblesses évidentes (invraisemblances et autres difficultés à nouer l’intrigue) ne se relâche pas. Quant à la puissance d’évocation de la Louisiane et la poignante nostalgie que distille le blues qui donne son titre au livre, elles vous maintiennent dans une obsédante note bleue.

Creole Belle est un hymne aux écorchés de la vie, ceux qui se défendent à leur façon contre les cauchemars de la guerre ou d’une enfance meurtrie. L’alter ego de l’inspecteur, son ami Clete Purcel, détective privé depuis qu’il a été viré de la police, essaie en vain de chasser les tourments du Viet-Nam avec de l’alcool. Sa fille Gretchen, découverte sur le tard, pourchasse les hommes qui l’ont torturée enfant pour les éliminer. Gretchen est tueuse à gage et Clete essaie à la fois de la protéger et de l’aider ; difficile quand il s’avère que la jeune femme doit honorer un contrat contre la famille de son ami Dave Robicheaux…

Comme les héros sont tristes, comme ils sont fragiles ! Ils sont nostalgiques de la Louisiane d’antan, avant le pétrole et l’ouragan Katrina, avant la dégradation de l’environnement et celle de la morale. Creole Belle est à la recherche d’un paradis perdu où le bien triompherait du mal, où les hommes ne vendraient pas la nature pour de l’argent. Combat naïf et perdu d’avance, mais il y a les somptueuses descriptions de la pluie et du soleil sur le bayou, le grincement métallique du pont qui se soulève, la vie qui s’infiltre dans les moindres recoins de cette région où l’eau et la terre ne sont pas vraiment différenciées.

Au fur et à mesure que le soleil descendait dans un banc de cumulo-nimbus, à l’ouest, le ciel, d’or et de pourpre, tournait au vert. La brise sentait la pluie déversée par les nuages venus du golfe, et l’odeur de frai montant des marais. Elle sentait les pelouses fraîchement tondues, les arroseurs frappant le ciment chaud et le charbon de bois sur un gril. Elle sentait les chrysanthèmes épanouis dans les jardins noyés d’ombre, nous disant que la saison n’était pas encore terminée, que la vie était encore une fête et qu’on ne devait pas y renoncer sous prétexte que la nuit approchait.(p.255)

La poésie s’infiltre comme l’eau dans les pages du roman, une musique lancinante et superbe, même si l’on peut s’agacer de certaines faiblesses de traduction et de fautes de langues :

Une lumière s’éteignait pour toujours dans la maison de quelqu’un et le reste d’entre nous poursuivions nos existences. Le scénario était toujours le même. Les visages des acteurs changeaient, mais le script d’origine avait sans doute été écrit au charbon, il y a bien longtemps, sur le mur d’une grotte, et je suis persuadé que, depuis, nous sommes livrés à ses exigences. (p. 538-539)

La lutte contre le mal est comme le tonneau des Danaïdes et les héros sont fatigués.

Existe-t-il un sort pire que de se sentir approuvé ? Les gens qui acceptent le monde tel qu’il est vous ont-ils jamais appris quelque chose de nouveau ? Les individus les plus courageux que j’ai rencontrés sortent de nulle part et accomplissent des actes héroïques qu’on associe généralement aux parachutistes, mais ils sont tellement banals que lorsqu’ils ont quitté la pièce, on a du mal à se rappeler leurs traits. (p. 616)

Au final, James Lee Burke a-t-il écrit un thriller ? Un roman de société ? Une ode triste à la Louisiane ? Cela n’a pas vraiment d’importance, chacun choisira sa propre grille de lecture.

Creole Belle
James Lee Burke
Traduit de l’anglais (états-unis) par Christophe MERCIER
Rivages, avril 2014, 624 p., 22 €
ISBN : 978-2743627362

Shares

Dans le silence du vent, souffrance indienne

Shares

Louise Erdrich a obtenu le National Book Award pour ce livre en 2013, une reconnaissance au plus haut niveau pour celle qui est le porte-parole de la nation indienne depuis maintenant trente ans.

Dans sa postface Louise Erdrich nous rappelle que : « une femme amérindienne sur trois sera violée au cours de sa vie (et ce chiffre est certainement supérieur car souvent les femmes amérindiennes ne signalent pas les viols); 86% des viols et des violences sexuelles dont sont victimes les femmes amérindiennes sont commis par des hommes non-amérindiens ; peu d’entre eux sont poursuivis en justice. »

Louise Erdrich a transformé cette réalité brutale en un grand roman sur la notion de la justice avec un adolescent pour personnage principal : Joe, treize ans, fils tardif d’un juge tribal et d’une spécialiste aux appartenances tribales. Père et fils bricolent paisiblement mais Géraldine ne rentre pas. En quelques pages tout est campé : la vie paisible dans la réserve, les personnages familiaux principaux et des notions qui nous sont étrangères comme le droit tribal dans le Manuel de droit fédéral indien. Le drame aussi : Géraldine a été sauvagement agressée et violée. Continuer la lecture

Shares

Certaines n’avaient jamais vu la mer, choral intemporel

Shares

certaines n'avaient jamais vu la mer« Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour. »

Voilà le début du roman incantatoire et polyphonique de Julie Otsuka. Il nous parle de ces femmes japonaises qui ont traversé l’Océan Pacifique pour épouser des Japonais installés aux Etats-Unis. Elles ont communiqué par lettres, de belles lettres élégantes contenant de belles photos. Elles sont parties par bateaux entiers, poussées par leur famille. Mais rien ne correspondait : ni la photo ni le métier. En réalité elles étaient attendues par un ramassis de pauvres hères qui attendaient une esclave docile pour partager la leur, guerre plus enviable.

Imposture.

Choc de cette arrivée et de leur nuit de noce.

Aucune héroïne pour représenter le groupe, un « nous » composé d’une multitude de prénoms et de destins mêlés pour former une unité chaotique. Chant de femmes flouées, esclaves dociles et douloureuses, révoltes minuscules et regards baissés.

En huit chapitres, de « Bienvenue, mesdemoiselles japonaises ! » ( à regretter la grossière faute d’impression dans la table des matières !) à « Disparition », c’est un condensé de vie brutal et superbe que nous offre Julie Otsuka, écrivaine américaine qui semble connaître le sujet de l’intérieur.

Ces femmes victimes d’un mirage ont trouvé en Amérique une condition pire que celle qu’elles avaient fui : esclaves aux champs ou dans les maisons des Blancs, méprisées en tant que femmes par leurs époux, par les Blancs en tant que Japonaises, par leurs enfants en tant qu’immigrées parlant mal la langue du pays d’accueil.

Elles finissent par être victimes de l’Histoire: quand le Japon entre en guerre contre les Etats-Unis, les immigrés Japonais deviennent des ennemis publics que l’on parque dans des lieux inconnus.

Disparition.

Julie Otsuka relate admirablement comment, de ces travailleurs et travailleuses discrets et infatigables dont on regrette l’absence, on passe à l’indifférence et à l’oubli.

Cette façon de grouper ces femmes, d’évoquer leurs vies fondues les unes dans les autres en chapitres courts donne une densité extraordinaire à leur histoire mais c’est un peu étouffant aussi. Heureusement le livre est court ( 142 pages ), ce qui évite la lassitude, Le choix de l’auteur, ces voix sans cesse mêlées sans que l’une ou l’autre domine, se justifie pleinement par ces vies inconnues et broyées, de l’autre côté du Pacifique.

A quand le roman français polyphonique évoquant les malheureuses Mauriciennes envoyées comme épouses aux paysans français dans les années 1970-1980 ?

Ces « mariages par correspondance » utilisaient les mêmes procédés que ceux que décrit Julie Otsuka et le roman de la misère et de l’humiliation du côté de nos campagnes reste à écrire, certains titres n’ont même pas à être changés.

Je vous conseille sur le sujet le remarquable mémoire de Martyne Perrot,  L’émigration des femmes mauriciennes en milieu rural français. Stratégie migratoire contre stratégie matrimoniale.

Shares

Médée indienne et tambour magique : la cruauté poétique de Louise Erdrich

Shares

Ce qui a dévoré nos coeurs, de Louise ErdrichLa passion interdite se paie par le sang et par la mort de ceux que l’on aime le plus, c’est-à-dire ses enfants, dans une réserve indienne d’Amérique du Nord comme dans les drames antiques.

Louise Erdrich fouaille dans son cœur et son sang, dans ses drames personnels et ses origines indiennes, elle nous offre ce roman qui nous bouscule, nous oppresse et nous retient prisonniers dans un rêve indien, cruel et envoûtant, plein de poésie et de sauvagerie.
The painted Drum, – Le tambour peint – le titre originel américain, est devenu « Ce qui a dévoré nos cœurs » pour évoquer sans doute les ravages de la passion car c’est de cela qu’il s’agit.
Le début du livre ressemble à son titre français : cette femme qui vit avec sa mère dans la campagne du New Hampshire, qui a son voisin artiste pour amant mais ne sait pas très bien où elle en est, la description du voisinage, on retiendrait presque un bâillement d’ennui.
Mais il y a les portraits des arbres, et les corbeaux doués de prescience et nous savons presque malgré nous que nous avons plongé dans un autre monde. « Le rire d’un corbeau est un son intolérablement humain. (…) Peut-être que le rire du corbeau, le grincement caverneux, paraît cynique à nos oreilles et nous rappelle la profondeur de notre humaine obscurité. » Continuer la lecture

Shares