Archives par étiquette : Littérature française

L’autre Joseph, celui qui restera obscur

Shares

Lautre JosephLe sujet de L’autre Joseph est alléchant : l’arrière grand-père de l’auteure était compagnon d’enfance de Joseph Djougachvili, autrement dit Staline, et sans doute plus, tellement la ressemblance entre les deux garçons et leur père supposé est frappante.

Cet ancêtre que Kéthévane Davrichewy n’a jamais connu, elle va tenter de le ressusciter, de restituer sa vie aventureuse de révolutionnaire dans le compagnonnage de celui qui ne se faisait pas encore appeler Staline. La grande histoire confondue avec la petite, sans compter l’affectif, bien sûr…

Le sujet n’est plus seulement alléchant, il devient risqué.

L’auteure a fourni manifestement un très gros travail d’enquête sur la Géorgie du début du 20e siècle, ses coutumes, les soubresauts de la révolution russe… Hélas, le travail ne suffit pas à faire un bon roman. Il est difficile de passer de l’intime à l’historique avec naturel, quant aux relations entre les deux Joseph, elles semblent parfois artificielles, un peu enfantines, comme si cette enfance commune était devenue une fixation. Et il y a les trous, les énormes trous dans la vie de ce Joseph, que l’auteure choisit avec honnêteté de ne pas combler, mais cela donne un livre bancal et par moments ennuyeux.

L’histoire familiale émouvante (l’autre Joseph n’était pas vraiment un modèle d’époux et de père) et les répercussions à travers les générations de la vie de l’ancêtre sont les moments les plus réussis, certainement parce que les plus sincères. Sans doute l’auteure aurait-elle dû se demander ce qu’elle voulait faire avec ce texte: restituer un moment d’histoire ou une histoire familiale compliquée ? Le mélange des deux était trop périlleux, c’est dommage, le roman manque de  souffle, la construction n’est pas maîtrisée et le style un peu scolaire ne sauve pas l’ensemble.

Je regrette vraiment de ne pouvoir recommander ce livre dont le sujet aurait mérité deux développements différents.

L’Autre Joseph
Kéthévane Davrichewy
Sabine Wespieser, janvier 2016, 280 p., 21 €
ISBN : 978-2-84805-200-7

Shares

Vends maison de famille, et souvenirs si affinités

Shares

Vends maison de familleCela commence par la chute de la mère qui s’occupe seule de la maison de famille et de son immense jardin. Reproches sous-jacents, non-dits : il faudra vendre la maison de famille.

Nous sommes tous confrontés, un jour ou l’autre, à cette situation : que faire de cet héritage lourd de nos déceptions d’enfance, jalousies, reproches, haines parfois. Il faut se délester de ses souvenirs, et c’est ce que fait le narrateur de Vends maison de famille.

Banal ? Pas vraiment. Il y a d’abord le personnage écrasant du père, ogre jardinier obsédé par sa création, embauchant ses deux enfants, Estelle et son frère cadet comme esclaves de sa folie végétale. Les deux enfants font de la résistance à leur façon, en allant vomir aux toilettes les légumes de la soumission. La mère en arrière-plan, reste silencieuse et consentante. Avant de prendre le pouvoir après la mort du père.

Les courts chapitres virevoltent au travers des souvenirs lancés comme des balles de jongleur dans le ciel du passé, écriture fluide, élégante, légère. La virtuosité du narrateur mène à une conclusion douce-amère qui force l’admiration du lecteur : bravo l’artiste !

Un exemple parmi d’autres ? Après la mort du père, le narrateur décide de brûler le fouet avec lequel il avait été frappé durement. Las, le cuir brûle mal :

Il avait peut-être acheté un fouet indestructible. Puisqu’il refusait l’incinération, il finirait enterré. Je me rendis sur sa « tombe », un grand carré de terre planté de muguet, de jonquilles, de tulipes, de lys, de pivoines, de dahlias, de bambous, de delphiniums… Il y avait travaillé d’arrache-pied comme s’il craignait d’être pris de cour. J’y serai mieux entretenu que dans un simple cimetière. Plaisantait-il ? Il avait parfois de l’humour. Ce fut son chant du cygne, sa préparation à la mort, courtisée avec des fleurs. Lorsqu’il était tombé malade, quelques années plus tard, son mausolée était fin prêt, mais l’administration lui avait opposé que l’époque des seigneurs inhumés sur leur domaine était révolue. Entre-temps, toutes ses plantations avaient abondamment poussé. Il me fut difficile de trouver un coin de terre vierge.

L’histoire oscille entre retours en arrière, voyages dans la vie du narrateur professeur de français à l’étranger et subtiles manipulations de la mère. Elle refuse la vente de la maison et envoie à son fils un album de famille. Cette partie du roman est très réussie :

Et la voilà à présent qui cherche à me refourguer l’enfance d’un autre. Nous nageons en pleine science-fiction. Elle tente de m’implanter de faux souvenirs.

En me penchant sur la photo, je m’aperçois qu’une goutte de sueur perle sur le front lisse de mon père et s’apprête à tomber sur le sol. Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Car à Maulna, je l’ai compris très tôt, l’homme avait bien été chassé du paradis.

Dans toutes les familles les photographies, ces instantanés destinés à immortaliser un beau moment et à abolir les autres, servent à construire la légende du passé familial heureux, peut-être aussi à rétablir la balance, après le prisme déformant de la révolte :

Ma mère me suggère peut-être que j’ai la tête comme une passoire, ou pire, comme un miroir de sorcière qui déforme tout. La belle affaire ! Sa manœuvre porte un nom : blanchiment. Elle blanchit le sale passé, le trempe dans un grand bac de nettoyage pour le remettre en circulation sous la forme d’une histoire bien proprette.

Nombre d’entre nous se reconnaîtront dans cette façon de faire face à ses souvenirs, de nier l’héritage avec force alors qu’il s’exprime à pleins tubes à travers nos réactions. « Vous êtes bien le fils de votre père », dit un voisin hargneux lors d’une dispute.

Personnellement j’ai trouvé la dernière partie plutôt faible et la fin un peu bancale dans cette histoire sans pardon. Le reproche le plus important se situe au niveau des personnages. À part le pater familias et la mère, les personnages semblent falots, à la limite de l’illogique et du bricolage narratif ; la sœur qui revient brusquement de Chine avec son armada d’enfants après des années de brouille, son mari dont on n’a jamais entendu parler, Léa la femme douce et compréhensive du narrateur servant plus de faire-valoir à son époux coincé dans une adolescence prolongée… Peut-être est-ce volontaire : de notre enfance émergent les tout-puissants parents, ceux que l’on évoque lors des réunions de famille. Le reste ? Dommages collatéraux. Seule une ligne dans le ciel bleu et un objet du passé dont l’utilité est enfin révélée par la mère suggèrent une possible réconciliation.

Ces quelques réticences ne doivent pas masquer le vrai plaisir de lecture que j’ai ressenti : l’écriture de François-Guillaume Lorrain est élégante, loin de certaines recherches parfois lassantes. Laissez-vous prendre par le charme mélancolique, les touches d’humour et la cruauté de cette maison de famille dont le jardin tient plus du bagne que du vert paradis de l’enfance.

Vends maison de famille
François-Guillaume Lorrain
Flammarion, mars 2016, 224 p., 18 €
ISBN : 978-2-0813-7598-7

Shares

So long, Luise, cavalcade érotique à travers le temps

Shares

So long, LuiseAu soir de sa vie, une écrivaine mondialement connue rédige son testament en faveur de sa compagne Luise, peintre de son état, et revient sur sa vie. Rabâché ? Que nenni, nous sommes chez Céline Minard, chausse-trappes garanties, coups de pieds dans la fourmilière littéraire et la morale commune itou :

Pour l’ensemble de mes affaires et l’essentiel de mes biens, je désigne comme ayant droit sur ma fortune, sur mon corps et advienne, papiers compris et archives à brûler, celle qui se tient debout dans la lumière et se dispense de vaciller, Luise XX, heres esto, artiste de son état.

Cela démarre tranquillement, vieille dame au bord d’un étang, rappel de carrière et description de la vie aquatique. Mais cela dérape très vite, adieu chronologie et mentions littéraires classiques :

Je tiens autour de moi comme les dormeurs éveillés les antichambres désorientées des fictions, des lieux et des temps où j’ai vécus.

Et voilà que ça galope, que ça flamboie d’une fête à l’autre, transsexuels et godemichés, produits aphrodisiaques divers et variés où la jactance s’excite dans la débauche et le mensonge. Le mensonge ? Mon médium d’écriture, élevé au rang d’art majeur, comment faire l’écrivain sans cet élément indispensable !  Celui-ci excite en retour l’imagination de sa victime, fonctionne comme caisse de résonance dans l’esprit des autres, parfois ravageur, parfois terrifiant. La vieille dame et sa compagne naviguent dans les eaux du temps, vieillesse et rencontre de leur jeunesse mêlées, afflux de souvenirs et geysers d’érotisme troublants.

Qu’est-ce qui crée un livre et celui-ci est-il indispensable ? Chez Céline Minard les beaux livres de la bibliothèque finissent dans un étang, dérision ou prescience de la vanité des écrits au regard du temps, impossible de démêler ; reste l’image somptueuse de cet autodafé inversé.

Mais voilà que je donne une idée fausse du livre où abondent arnaques au fisc et aux naïfs et fêtes gothiques, avant les plongées dans la forêt des arbres à frisson où les Himantopodes, les Panotes et des hordes de nains avec leur hache se chargeront de vous pourrir la vie ou de la charger d’événements, au choix.

Les sorcières n’ont pas toujours des balais, non.

Mais elles effacent leurs traces, d’une façon ou d’une autre.

C’est un fait. […]

L’exercice de la jactance a certes quelques caractéristiques et méthodes en partage avec les métiers de la volerie, et plus particulièrement peut-être avec celui de l’écorniflage, par exemple la question du costume dans ses petits détails.

C’est un fait, la jactance de Céline Minard mêle langage médiéval et crudité, anglais et néologismes pour mieux nous secouer dans sa cavalcade amorale et érotique où l’amour ne peut durer qu’à coups de surprises, complicités dans l’illicite et mensonges, bien entendu. Un mélange entre Thelma et Louise et héroïc fantasy, sexualité et impunité en plus, imagination débridée et fuite chaotique à travers le temps, où l’on passe d’un banquier terrorisé qui cède sa voiture à des nains qu’il faut contraindre à travailler pour soi. Tous les schémas de la littérature explosent, dégoupillés par la vieille dame indigne. Littérature ? Mais pour quoi faire exactement ?

Nous parlâmes de poésie bien sûr et de la fonction physique du langage. Je lui racontai comment, lors de mes débuts solitaires, j’allais de temps à autre tester mes personnages dans les bars de nuit – car les écrivains ne sont pas que des sauvages tatoués, également de pauvres hères – parce que le monde de la nuit, baigné de vapeurs divers, est plus ouvertement qu’un autre en quête d’histoires et de figures. Et parce qu’il y a toujours une époque bénie dan un bar bien mené où les potentiels se déploient – juste avant la bagarre. Je lui dis que ma préférence allait aux établissements où l’on accueille les travestis et la ribambelle de tapettes et de gousses que contient toute la ville, car alors les représentants de la normalité soi-disant égarés là, se sentent miraculeusement la liberté de s’inventer, a contrario ou en forçant leurs traits, les destins dont ils rêvent encore.

La liberté de s’inventer… Si vous n’avez jamais lu quoi que ce soit de Céline Minard, attention, liqueur forte, à consommer avec modération et ne pas lire d’une traite sous peine d’overdose.

So long, Luise
Céline Minard
Denoël, août 2011, 224 p., 17 €
ISBN : 978-2-20711136-9

Shares

Rouge argile, sensualité, quarantaine et remises en question

Shares

Rouge argileVoilà un carrelage fait-main, terre cuite aux tons assourdis, mur de zelliges, pas de doute : nous sommes au Maroc. La couverture des Éditions Liana Levi pour le roman Rouge argile de Virginie Ollagnier est parfaite : cette terre cuite happe le regard et la main, plonge le lecteur (et plus souvent encore la lectrice) dans une chaude atmosphère qui l’embarque très vite en voyage :

La note de tête des eucalyptus chauffés par le soleil entrait dans sa voiture, parfumait sa peau. Les résineux en note de cœur, moins forts mais plus tenaces, et la feuille de faux-poivrier en note de fond. Dans quelque temps, ils ouvriraient leurs grappes de fleurs jaunes et donneraient ces fruits piquants qu’Egon mangeait parfois.

Quelle sensualité dans l’écriture !

Rosa est de retour dans sa maison près de Meknès suite au décès de celui qu’elle considère comme son deuxième père, Egon, que tout le monde appelait l’Allemand. Rosa a quarante ans, elle vient de passer vingt ans en France où elle s’est mariée, elle a deux enfants. Nous sommes en avril 1979 et les fantômes de la guerre d’indépendance ne sont pas encore évanouis.

Sherifa la nourrice de Rosa l’accueille comme sa fille, son frère de lait Mehdi comme sa sœur. Retrouvailles idylliques ? C’est oublier le poids de l’Histoire, les non-dits, le deuil, les découvertes inattendues. Sur cette terre qui est la sienne mais où elle se sent une intruse issue de la colonisation, Rosa va se dépouiller de ses illusions, de sa culpabilité, de ses rêves de perfection. Que faire de sa vie pour qu’elle gagne en authenticité ? Je ne gâcherai pas cette histoire en vous racontant la fin.

Tout ce que nous voyons ou paraissons/ n’est qu’un rêve,

est-il écrit dans un poème de Mallarmé que Rosa avait recopié lorsqu’elle était adolescente. Il faut abandonner le rêve pour retrouver la réalité, et l’argile de la terre natale, cette Rouge argile du titre, va être le vecteur de l’évolution de l’héroïne.

Virginie Ollagnier a réussi un très joli livre, sensible, tout en nuances ; il touchera au cœur  un public essentiellement féminin qui reconnaîtra ses propres interrogations au tournant de la quarantaine.

Rouge argile
Virginie Ollagnier
Liana Levi, septembre 2011, 224 p., 17 €
ISBN : 978-2-86746-578-9

Shares

Rien ne s’oppose à la nuit, nostalgie et interrogations

Shares

Rien ne s'oppose à la nuit« J’ai mis longtemps à me considérer comme écrivain », disait Delphine de Vigan dans un entretien radiophonique. Je n’avais pas vraiment compris pourquoi elle disait cela, n’ayant rien lu d’elle, même pas son best-seller Rien ne s’oppose à la nuit. Celui-ci cumulait de gros handicaps dans la grille de mon intransigeance : un auteur appartenant au milieu médiatique parisien, une histoire autobiographique et le gros succès public suite au matraquage publicitaire de la machinerie éditoriale.

J’aime la littérature éloignée du cirque moutonnier, les auteurs qui chuchotent leurs mots nécessaires, les éclats noirs qui déchirent l’âme ou secouent les certitudes loin du produit frais vite périmé, les anciens obsédants à la musique neuve. Autant dire que je n’ai pas lu ce livre malgré la musique de son titre à la Scott Fitzgerald, Rien ne s’oppose à la nuit.

J’ai eu tort et raison à la fois.

La mère de l’auteur, atteinte d’un cancer, s’est donné la mort. Delphine de Vigan entend retracer la vie de celle-ci, façon de faire son deuil bien sûr, mais l’entreprise se révèle à la fois difficile et ambiguë : comment restituer une vie sans recréer son entourage ? Où arrêter la description, retenir le détail de trop, intrusif et malsain ? Je me suis laissée prendre par cette famille hors normes, avec son grand-père écrasant et complexe, cette famille nombreuse pleine de talents, d’originalité, de drames et de suicides, dont celui de la mère de l’auteur, héroïne de ce livre. Cette femme si belle qui se trouve sur la photo de couverture, blonde et fragile, regard lointain, photo volée au passé familial, photo gênante peut-être… Exhibitionnisme ? Amour filial ? Comment démêler les sentiments équivoques de la fille décrivant par le menu la vie de la mère ? Partout Delphine de Vigan exprime ses doutes sur la validité de son entreprise :

Ai-je le droit d’écrire que ma mère et ses frères et sœurs ont tous été, à un moment ou un autre de leur vie (ou toute leur vie), blessés, abîmés, en déséquilibre, qu’ils ont tous connu, à un moment ou un autre de leur vie (ou toute leur vie), un grand mal de vivre, et qu’ils ont porté leur enfance, leur histoire, leurs parents, leur famille, comme une empreinte au fer rouge ? (…)

Je ne sais pas. (p.180)

Elle ne sait pas, et pourtant elle écrit, fouille, donne des détails parfois dérangeants, faisant fi de la douleur possible de ceux qui restent. Cette famille attire le lecteur qui oublie par moments que Delphine parle de ses proches, elle est si romanesque avec ses personnages tous plus originaux les uns que les autres ! De plus, ils semblent dépourvus du quotidien aride qui compose les existences ordinaires. Il est écrit roman sur la page de couverture, et cette  façon de combler les vides ressemble parfois à un aveu d’impuissance  :

Je perçois chaque jour qui passe combien il m’est difficile d’écrire ma mère, de la cerner par les mots, combien sa voix me manque. Lucile nous a très peu parlé de son enfance. Elle ne racontait pas. Aujourd’hui, je me dis que c’était sa manière d’échapper à la mythologie, de refuser la part de fabulation et de reconstruction narrative qu’abritent toutes les familles. (…)

Ce qui me manque au fond, c’est son point de vue à elle, les mots qu’elle eût choisis, l’ordre d’importance qu’elle eût attribué aux faits, les détails qui lui eussent appartenu. (…) Je recompose, certes, je comble les creux, j’arrange à ma manière. Je m’éloigne un peu plus de Lucile en voulant l’approcher. (p.151-152)

Les pages concernant ce passé recomposé ne sont pas forcément les plus réussies, contrairement aux souvenirs personnels de la narratrice, empreints de liberté et d’abandon :

Lucile partait tôt le matin et rentrait tard le soir, nous traînions du côté des tirettes à un franc, nous jouions aux billes sur les allées de goudron rose, nous écoutions Dave et Ringo sur des mange-disques, nous coupions les cheveux des poupées. Entre la sortie de l’école et l’heure du retour de Lucile se déployait un temps où l’enfance était reine, un temps vagabond que suffisait à combler la dégustation d’un roudoudou, un temps qui filait entre nos doigts poisseux et semblait n’avoir aucune limite.(p.199)

Très vite surviennent la douleur et la déstabilisation. La très belle Lucile souffrait-elle de troubles bipolaires comme le suppose sa fille ? Les abus sexuels de la part de son propre père étaient-ils à l’origine de cette souffrance ? Rien de prouvé, nous sommes dans le ressenti, pas dans la description clinique. Celle-ci se trouve p.322-323, avec la peinture de Sainte-Anne où Lucile a été hospitalisée :

Ici, des femmes et des hommes se traînaient dans des couloirs surchauffés, passaient des journées entières devant un téléviseur mal réglé, se balançaient sur des chaises ou se réfugiaient sous des couvertures qui n’avaient pas grand-chose à envier à celles des prisons. Certains étaient là depuis des années, sans perspective d’un ailleurs, parce qu’ils constituaient un danger pour eux-mêmes et pour les autres, parce qu’il n’y avait pas d’autre endroit où les mettre, parce que leur famille avait renoncé depuis longtemps. Au retour de ces visites, hantée par ces atmosphères, j’écrivais les portes refermées derrière moi, les trousseaux de clés qui tintent, les malades qui errent dans les couloirs, le bruit des transistors, (…) ces corps mécaniques, désarticulés, ces chairs amollies par l’inactivité et l’ennui, ces regards fixes, ces pas traînants, ces êtres que rien ne semblait pouvoir sortir de là et que les médicaments empêchaient de hurler.

Somptueux et hallucinatoire, les talents d’écriture de Delphine de Vigan ne sont pas contestables. Au final, ce livre plein de souvenirs, de projections et de douleurs est-il une œuvre de fiction ou une mise en scène de l’écrivain en désarroi ? Difficile de se prononcer, mais laissez-vous submerger si ce n’est déjà fait par cette famille au bord de la folie, laissez-vous noyer dans la mélancolie : rien ne s’oppose à l’écriture quand la nuit ressuscite ses fantômes.

 

Rien ne s’oppose à la nuit
Delphine de Vigan
JC Lattès, août 2011, 440 p., 20 €
ISBN : 9782709635790

Shares