Les vivants au prix des morts et le narrateur au prix de l’auteur

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FrégniVous est-il arrivé de lire un livre à cause de son titre ? Personnellement cela m’arrive très souvent, l’appel du titre c’est comme l’air du large quand il est plein de sel, de mystère et de nostalgie. Les vivants au prix des morts, quel titre magnifique !

Je ne connaissais pas l’auteur, quelle importance ? Ouverture au hasard des pages et confirmation que l’écriture de l’auteur était aussi belle que ce titre mystérieux dont la quatrième de couverture éclairait la signification :

Lorsque le douzième coup de midi tombe du clocher des Accoules, un peu plus bas, sur les quais du Vieux-Port, les poissonnières se mettent à crier : « Les vivants au prix des morts ! » Et chaque touriste se demande s’il s’agit du poisson ou de tous ces hommes abattus sur un trottoir, sous l’aveuglante lumière de Marseille…

René, écrivain de romans policiers, ne se rend plus souvent dans son appartement de Manosque ; il vit avec Isabelle, la douce institutrice des enfants de maternelle, dans un endroit idyllique de l’arrière-pays marseillais. Cela nous donne de magnifiques descriptions de la nature, il y a du Giono dans cet auteur là. Une amie lui a offert un magnifique carnet rouge. Le rouge, couleur de la passion et du sang. Ce beau carnet commence par enregistrer les sensations et descriptions de la nature, les luttes des oiseaux dans les arbres, les infimes changements de temps et de saison. Moments limpides et lumineux, écriture comme un caillou qui claque dans la lumière, douceur et silence :

Depuis quelques jours il pleut. Les petits chênes n’ont pas encore perdu leurs feuilles, sur les pentes exposées à un soleil qui est à bout de force. On dirait des troupeaux de renards qui se chauffent. Sur le tronc de certains d’entre eux, il y a des trous allongés, semblables à des sexes de femme aux lèvres boursouflées. (p. 24)

Las ! La vie paisible ne dure pas et le carnet s’anime, descend des sphères contemplatives pour plonger dans la vie de la pègre : Kader, un bandit qui fréquentait l’atelier d’écriture de René à la prison des Baumettes, s’est évadé du quartier de Haute Sécurité et demande l’aide de René.

On sait qu’il faut un élément déclencheur dans un roman, mais là, cela me semblait parfaitement invraisemblable, ce malfrat qui débarque dans la vie bucolique du narrateur. Celui-ci lui prête son appartement de Manosque et met ainsi le doigt dans un engrenage dont il ne sortira pas indemne.

À partir de ce moment, finies la vie tranquille avec la douce Isabelle et la contemplation des oiseaux dans le petit matin, René est confronté au meurtre d’un malfrat dans son appartement, quasi complice puisqu’il a aidé Kader, il est espionné par la police et se trouve sous un tir croisé d’événements qui le dépassent. Trop, c’était trop à mon avis.

On comprend au fil des pages que le narrateur a été pendant des années animateur d’un atelier d’écriture à la prison des Baumettes, que l’assidu Kader n’a jamais écrit une ligne mais a profité de cet air de liberté insufflé par le narrateur dans le quotidien de la prison. On commence à deviner, au détour d’un interrogatoire policier, que le narrateur raconte des éléments précis de la vie de l’auteur :

— Qu’allez-vous chercher dans les prisons, monsieur Frégni ? Des émotions fortes ? … L’inspiration ? …
— Ce que j’y ai trouvé, monsieur Thalès. A dix-neuf ans j’étais dans une prison militaire, un brave aumônier m’a apporté des livres. J’ai découvert la lecture, moi qui avais été viré de tous les lycées de Marseille. Pendant six mois, dans cette cellule, j’ai lu. L’aumônier continuait à m’apporter, chaque semaine, des vieux livres qui partaient en lambeaux, rongés par l’humidité de cette prison dans la Meuse. Je suis devenu écrivain grâce à ces lambeaux de livres. J’ouvrais un livre, le matin, et c’est comme si l’aumônier m’avait donné les clés de la prison, je partais en voyage… Voilà ce que je vais faire depuis vingt-ans dans les prisons, j’apporte les clefs et personne ne s’évade… […] Je ne leur apporte aucune arme, je leur apporte des mots. Je leur apporte ce qu’ils n’ont jamais eu. (p. 157)

 Là, le doute s’installe : et si cette histoire invraisemblable possédait un fond de vérité ? Un détour par Wikipédia ajoute à la perplexité, car, dans le Monopoly de la vie, René Frégni est réellement passé par la case prison, longue pause, il laisse plusieurs années « passer son tour » dans l’animation de la vie quotidienne.  Vie fort aventureuse avant de revenir dans les locaux pénitentiaires comme animateur culturel. L’histoire contée dans ce livre au titre énigmatique ne semble plus du tout orientée du côté de la poésie mais plutôt du côté des règlements de compte marseillais et de l’appréhension des touristes dont parle la quatrième de couverture.

On est coutumier de l’interpénétration entre vie de l’auteur et fiction, Delphine de Vigan par exemple est experte dans cette façon d’égarer le lecteur. Dans le cas qui nous occupe, René Frégni indique dans une vidéo à quel point le texte est autobiographique. Quelle est la part de fiction, en fait ? Très belle façon d’égarer le lecteur dans le labyrinthe de la fiction et des faits !

Dans le cas précis les avertissements d’usage pour préciser que nous nous trouvons dans une fiction seraient obsolètes. Pour la suite des aventures calamiteuses de René Frégni auteur-narrateur-personnage aux prises avec la mafia qui cherche le trésor planqué par Kader, lire le roman…

Les vivants au prix des morts
René Frégni
Gallimard, mai 2017, 192 p., 18 €
ISBN : 978-2-07-273282-9

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