Archives de l’auteur : Nicole Giroud

Ricochets d’âme

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Un blog littéraire, la plupart du temps, c’est le lancer de petits cailloux dans un puits sans fond, mais vraiment sans fond : aucun écho. Le grand silence des grappilleurs inconnus. Mais, parfois, cela frémit dans l’onde noire et la solitude du blogueur de fond se rompt de belle façon.

Eric, lecteur attentif et auteur d’un superbe blog photographique dont j’ai déjà parlé sur Facebook, m’envoie des messages pour me signaler certains ouvrages ou vidéos qui peuvent enrichir le sujet que je viens de traiter. Cette fois, il s’agit d’un commentaire sur mon article parlant du travail d’Ernest Pignon-Ernest. Cela lui a fait penser à ce que j’avais écrit sur la maison de Commercy et le travail de Raymond Depardon. Il me signale la vidéo sur Raymond Depardon dans Envoyé Spécial du 13 octobre 2016 sur France 2, rubrique Chambre noire.

Merci Eric de m’avoir permis de partager ce moment rare où Raymond Depardon se livre avec pudeur. Il parle de la photo d’un berger des Cévennes, Marcel Privat. Photo exceptionnelle, tableau à lui-tout seul d’une certaine paysannerie en train de disparaître.

marcel-privat-copieLe visage tanné par le soleil du vieil homme, sa peau, ses vêtements d’un bleu « à la mode », délavés par le soleil, harmonie entre la chemise et la casquette, et les mains. L’importance des mains. Il y a ce bout de film, la gestion des silences du vieil homme, les maladresses de paroles du photographe qui ne sait comment trouver la bonne hauteur de ton face à ce vieil homme somnolent et un peu sourd. Parler comme un vêtement, un accompagnement pour éviter d’être un prédateur. L’horloge. « C’est un autre temps », dit Raymond d’une voix sourde. Musique de Gabriel Fauré. Glissement à la photo de son père.

le-pere-de-raymond-depardonMême environnement que chez le berger des Cévennes, un monde qui meurt, et la culpabilité du fils. Le grand photographe traître à l’agriculture, renégat d’un monde qu’il a fui. Raymond Depardon n’était pas là au moment de la mort de son père, il était en Afrique, actualité, bruissement du monde. Loin de l’horloge. Du silence. Et le père seul au moment de mourir. Culpabilité indépassable du transfuge.

Merci Eric, de m’avoir permis la découverte de ce moment de pudeur, de tendresse et de douleur.

Les petits cailloux remontent parfois à la surface, et l’eau devient lac, avec plein de ricochets bouleversés.

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Lorette, de Laurence Nobécourt

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nobecourt-c« Pour la première fois, en 2013, m’a été révélé le sens de mon prénom d’origine : Laurence ; qui signifie “ l’or en soi ” dans la langue des oiseaux. Prénom dont je décide de signer mes livres à venir. Je ne savais pas alors à quel point nous sommes constitués des lettres qui nous désignent. Ni quels jardins d’ombre recouvrent les pseudonymes avec lesquels nous avançons dans le monde. A quoi m’aura servi ce prénom de Lorette que j’ai porté tant d’années, jusque sur la couverture de mes livres, sans pourtant qu’il fût mien ?

Maintenant, je m’appelle Laurence. C’est mon prénom d’origine. J’ai réussi à ne pas l’égarer. J’ai tout perdu, mais j’ai retrouvé mon nom. »

Voici la quatrième de couverture de Lorette, le dernier livre de Laurence Nobécourt publié chez Grasset. Il m’a été offert par une de mes amies, séduite par cette entrée en matière. Elle a acheté ce livre, peut-être séduite par le visage ascétique de l’auteur sur le bandeau, peut-être happée par la force des mots apposée sur une réalité minime.

Récupérer son prénom (Laurence), et effacer l’emprunt (Lorette) est rare. Habituellement, après des années d’irritation devant le mauvais choix des parents, on prend un des « viennent ensuite » de l’état-civil ou on se choisit le prénom avec lequel on est accordé. Ce retour, après tant d’années et de souffrances, c’est comme une seconde naissance.

Je crois que nous ne changeons jamais de nom. Nous faisons seulement advenir celui qui est en nous depuis le commencement. Nos noms sont des équations mathématiques en cours de résolution. Ainsi, Laurence est rendue à sa banalité originelle qui en fait son exception

Personnellement, cela me laisse froide. Jamais je n’aurais acheté ce livre, à cause précisément de la quatrième de couverture. Les descriptions de l’enfer familial bourgeois me semblent un peu rebattues, la famille qui tient debout avec les apparences, on a déjà lu cela des milliers de fois.

Reste cette écriture d’une densité sidérante, aiguë, obscure, irritante. Un concentré de violence et de cruauté, comme cette lettre à la mère qui fait le pendant à la lettre au père de Kafka. Un texte étrange, naviguant entre folie et poésie, douleur et ascèse. À réserver aux esprits aventureux près à s’embarquer pour un voyage sans boussole dans un paysage d’orage : beauté et inquiétudes garanties.

Revenir en arrière de soi pour voir. Se souvenir de la vérité du souffle premier, et par le poumon du verbe, articules ce qui, justement, ne saurait s’oublier.

C’est l’aventure de l’écriture. C’est une apocalypse de l’être dans son sens étymologique de « mise à nu ». Aller au bout de soi-même, c’est se mettre à nu, c’est advenir au point de disparaître.

Toutes nos vies ne sont que cela: une entreprise de disparition. Ecrire, c’est exister dans la disparition.

Lorette
Laurence Nobécourt
Grasset, avril 2016, 212 p., 13 €
ISBN : 9782246790495

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La Passion de Pasolini et l’humanisme d’Ernest

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pasolini-copie

Il nous regarde de ses yeux si noirs, si intenses. Impossible de quitter ce regard, visage émacié, bouche fermée, blouson de cuir noir, mauvais garçon, mauvaise vie. Il tient sa propre dépouille dans ses bras, abandonnée dans la déchirure, disloquée, chair obscène dévoilée. Une Pieta déstabilisante, Michel-Ange des bas-fonds, mais la même douleur, la même tragique expression du supplicié.

Il est debout avec son fardeau religieux, à côté de la porte d’une église abandonnée, coincé entre l’entrée condamnée et les graffitis ; rouge rageur, messages brouillés de la révolte. Lui, Pier Paolo Pasolini, le  cinéaste poète perturbant facteur de désordre, mauvais garçon trop dérangeant, catholique homosexuel hanté par l’injustice sociale. Mauvais garçon. Regard triste, pommettes hautes. Mort sur la plage d’Ostia, légende noire.

Dérangeant, toujours, Ernest Pignon-Ernest, le grand artiste dont la très riche rétrospective de cinquante ans de carrière actuellement exposée au MAMAC de Nice, sa ville natale. Ce grand humaniste ne pouvait qu’être attiré par le poète maudit assassiné. Ernest, magnifique personne toujours du côté du faible, du réprouvé, conscience vivante des foules indifférentes qu’il réveille au moment où elles se rendent à leur travail ou rentrent à la maison avec leurs provisions. Ses affiches grandeur nature happent le passant, ses hommes en noir et blanc rendent un peu de couleur à nos esprits anesthésiés.

Dérangeant, bien sûr, cet empêcheur de consommer en rond dans la tranquillité d’un univers restreint au confort. Affiches agressées à défaut de leur créateur, comme celles qui furent détruites par des intégristes n’ayant pas supporté le sexe des anges, comme il l’écrit avec humour. Dérangeant, mais si les détracteurs savaient avec quel soin Ernest choisit d’installer ses affiches, avec quelle empathie il cherche leur emplacement, comme sur cette photo !

Pasolini et son corps supplicié dans les lieux où il a vécu et où il est mort, la Passion de l’homme avant l’inéluctable dénouement. Et la tendresse de celui qui utilise son don du dessin pour rendre leur dignité à ceux que notre monde écrase.

N.B. : Une exposition intitulée « Si je reviens » : Pasolini Assassiné est visible jusqu’au 25 novembre à la Galerie Art Bärtschi & Cie, à Genève.

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Lectures et lassitude

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Bonjour amis lecteurs,

Il semblerait que certains d’entre vous se sont aperçus d’une baisse de régime dans mes publications et s’en inquiètent. Je les remercie de cette sollicitude. Qu’ils se rassurent, je lis toujours beaucoup, et avec attention. Lectures éclectiques : à quoi sert la littérature si elle ne nous donne pas une appréhension de l’humaine condition ? Aucune nouveauté, le cirque médiatique de rentrée me lasse un peu.

deux-veuves-pour-un-testamentJ’ai lu une enquête du commissaire Brunetti, la 20e, et comme chaque fois je me suis demandé pourquoi on considérait Donna Leon comme un auteur de romans policiers, tant la mort suspecte de départ sert avant tout à nous faire pénétrer dans l’arrière-cour de Venise. Impossible de ne pas penser à James Lee Burke, dont les enquêtes de Dave Robicheaux, son flic épuisé, servent surtout à magnifier la Louisiane. Livres atmosphère, livres d’écrivains, la poésie en plus en ce qui concerne James Lee Burke. La littérature, c’est un croisement de livres, un enrichissement, d’auteur en auteur, de la palette humaine.

le-secret-du-roiJe me suis plongée dans les arcanes de la naissance des services français sous Louis XV, Le Secret du roi de Gilles Perrault. Trois gros pavés écrits d’une plume alerte, mais tout sauf un travail d’historien ou d’écrivain. Quelque chose comme du Dumas du vingtième siècle, avec moins de talent et beaucoup de coulisses de l’histoire, alcôves et batailles en sus. Je n’ai pas tout lu, c’est trop touffu ; j’y reviendrai par moments, car c’est drôle et instructif, et la délectation de l’auteur pour les détails croustillants et les faits divers ressemble à la nôtre : assumons cet aspect de l’humaine condition !

le-voleur-destampesJe me suis perdue dans les dessins superbes d’un manga écrit par Camille Monlin-Dupré, une œuvre graphique comme une succession d’estampes. Magnifique : beauté, voyage dans le Japon du XIXe siècle et poésie vous attendent dans ce petit livre inclassable. Le Voleur d’estampes est un animateur de rêves. Ne vous privez pas de cette merveille sous prétexte que c’est un manga, c’est avant tout la première œuvre d’un jeune surdoué bien dans son époque, entre cinéma, jeux vidéo et manga. Un talent à suivre…

 

je-vais-passer-pour-un-vieux-conEnfin je suis revenue en France avec Philippe Delerm, avec Je vais passer pour un vieux con. On peut dire, bien sûr, que Delerm joue toujours la même musique, l’attention aux êtres, aux détails, aux phrases cent fois entendues dans la rue ou à la télévision. Mais l’exactitude, la précision portées à l’infiniment petit rejoignent souvent l’humaine nature, petite touche de cruauté, de tendresse ou d’humour en sus. Et parfois, alors qu’on ne s’y attend pas, une indicible nostalgie nous poigne le cœur,  comme dans la conclusion de « J’ai fait cinq ans de piano » :

Bien sûr, on entend quelquefois « J’ai fait cinq ans de guitare, cinq ans de football, ou cinq ans de gymnastique ». Mais beaucoup plus souvent : « J’ai fait cinq ans de piano ».

Comme si dormaient dans ces sept mots tous les secrets des émotions qu’on n’a pas su atteindre, ou provoquer. Comme si un pouvoir s’était douloureusement refermé, la clé perdue d’une porte inconnue. J’ai essayé un peu, mais les jours sont étroits.

J’ai lu, donc, mais je n’avais plus envie d’écrire une chronique pour chaque livre. Cela me prend beaucoup de temps, beaucoup d’énergie, et au bout du compte, chacun croque à la va-vite quelques phrases dans mon texte. À part quelques fidèles qui laissent un message (ce sont d’ailleurs des blogueurs qui savent le travail sous-jacent), aucun écho, pas un caillou pour ricocher à la surface de mes textes et animer l’onde lisse. Moment de découragement. Sans doute parce que les lecteurs n’ont pas la curiosité d’aller voir sur amazon.fr si les livres que j’écris pourraient leur convenir et mériteraient d’être lus. La presse ne s’occupe que des locomotives, c’est bien connu, on ne prête qu’aux riches. Les autres ne peuvent trouver leur place que par le bouche à oreille. Je dis aux lecteurs qui ont aimé mes livres (si, si, il y en a, je vous assure) de les offrir ou de les faire partager, mais il semble qu’on ne peut pas concurrencer la bouteille de vin ou la boîte de chocolat. Dommage. J’offre volontiers les livres que j’aime, peut-être devrais-je revenir à plus classique.

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La succession de Jean-Paul Dubois, suée de saison

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Tongs gazonEt voilà, cela recommence, la ronde des romans et des invités sur les chaînes du service public, radio comprise.

Il y a deux jours, Patrick Cohen recevait dans son émission matinale l’écrivain Jean-Paul Dubois pour son roman La succession. L’entretien fut surréaliste, l’auteur affichant une nonchalance sympathique et étudiée. Le journaliste signale que l’auteur invité a été grand reporter au Nouvel Observateur, puis entend sans doute enchaîner le ronron de saison. Las ! Il aurait dû se renseigner. L’auteur avoue ne jamais lire, ajoutant qu’il préfère suer : « Je lirai quand lire fera suer » ou quelque chose d’approchant. Déstabilisation. Et les journaux ? Pareil. Cela ne fait pas suer, donc il ne les lit pas. Son employeur appréciera.

On a compris que la lecture sous tous ses aspects n’est pas la tasse de thé de l’écrivain. La littérature non plus, d’ailleurs, il préfère le cinéma. Mais alors, pourquoi écrit-il, sinon pour être lu ? On dirait un boucher végétarien.

Les raisons sont triviales : écrire – vite, si possible – est un moyen facile de gagner sa vie. Il faudra en parler aux milliers d’auteurs qui triment pour être édités sans même oser penser gagner leur vie avec ce qui leur est aussi nécessaire que l’eau.

« Je suis venu à l’écriture, car c’est le moyen de gagner sa vie le moins douloureusement possible. » Ah bon. Être grand reporter dans un grand journal a peut-être aidé, non ?

Certes, Jean-Paul Dubois écrit bien, ce qui ne semble pas être original pour un écrivain. Côté imagination, il ne se sort pas les tripes, donnant le prénom de Paul et d’Anna plus que régulièrement à ses héros, racontant les mêmes choses d’un roman à l’autre, reprenant parfois même des éléments de ses articles écrits pour le Nouvel Observateur. Copié-collé avec un peu de dentelle humoristique autour. Le phénomène n’est pas nouveau mais il peut expliquer en partie pourquoi il suffit d’un mois à l’auteur pour torcher un roman.

La tondeuse à gazon, le dentiste, la voiture. Ah, la voiture… ce personnage si rassurant, si archétypal, si masculin. Est-ce la raison pour laquelle le fan club masculin est si important ?

Jean-Paul Dubois me semble très représentatif de notre époque et de ses aspirations : vivre le mieux possible en travaillant le moins possible, replié sur son ego, ses obsessions, ses récurrences.

Patrick Cohen, avec un brin d’irritation dans la voix, a conclu l’interview en disant : « La prochaine fois on vous invitera pour parler de films ». C’est comme si la littérature était passée à la trappe.

Le nouveau roman de Jean-Paul Dubois s’appelle La succession, il est publié aux éditions de l’Olivier. Le héros s’appelle Paul, bien sûr. Une « histoire bouleversante où l’évocation nostalgique du bonheur se mêle à la tristesse de la perte. On y retrouve intacts son élégance, son goût pour l’absurde et la liste de ses obsessions » écrit l’éditeur.

Vous me direz si c’est mensonger, parce que moi, je ne vais pas lire ce roman. Cela me ferait suer.

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