Le Grand Roman indien de Shashi Tharoor

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L’argument du Grand Roman indien semble très simple : le vieux Ved Vyas dit V.V. dicte ses mémoires à son secrétaire au physique éléphantesque, qui s’appelle d’ailleurs Ganapati (autre nom de Ganesh, le dieu éléphant). Il va raconter au jeune homme l’histoire politique de son pays, l’organisation par Gandhi de la résistance non-violente, la partition du grand pays entre l’Inde et le Pakistan, les soubresauts politiques et les luttes sanglantes.

« Ils me disent que l’Inde est un pays sous-développé. Ils assistent à des séminaires, se produisent à la télévision, viennent même me voir, accrochés à leurs attachés-cases de plastique moulé, froissant leurs costumes à huit cents roupies, pour annoncer sur un ton infiniment entendu que l’Inde n’est pas encore développée. Foutaises. »

Un livre d’histoire de plus, me direz-vous, à la structure bateau rabâchée depuis des siècles… Pas du tout ! Un torrent de rire et de sang, de fureur et de sensualité, une parodie étonnante, un conte à tiroirs, à double, à triple entrée où nous nous perdons plus encore que nous le supposons. Quant à la structure qui nous semble si banale, elle est calquée sur le texte parodié, le plus ancien texte de la mythologie hindoue, le Mahabharata qui signifie « la grande Guerre ». Dans celui-ci, Vyâsa, raconte au dernier des membres de la famille l’histoire de la guerre qui a détruit le clan. Vyâsa, Vyas, c’est transparent, tout comme la structure de la narration.

L’auteur du Grand Roman indien reprend l’immense poème fondateur, pour nous conter l’histoire de l’Inde moderne à grand renfort de poèmes, histoires coquines et roublardes, personnages hauts en couleurs dont l’incroyable Gangaji, Gandhi. Les Pandava et les Kaurava, les cousins du mythe, vont partir à la conquête du pays. Et l’histoire de l’Inde défile, avec ses Anglais pleins de morgue et d’ignorance, leur exploitation systématique du pays, la façon désastreuse dont ils ont géré l’accès de l’Inde à l’indépendance. Mais aussi la soif de pouvoir des nouveaux dirigeants, l’échec de la non-violence, les torrents de victimes, et là on ne rit plus :

« C’est la fuite qui rend les gens vulnérables, c’est la fuite qui les rend violents ; c’est la perte de ce précieux contact avec son monde et sa terre, l’arrachement aux racines, aux amitiés et aux souvenirs qui crée la dangereuse instabilité d’identité et fait des hommes la proie des autres, de leurs propres peurs et de leurs propres haines. C’est souvent l’être qui a tout perdu qui est aussi la cible la plus commode, car il est sans visage, sans maison, sans lieu, et son manque d’identité invite et semble pardonner l’attaque. Après tout, personne ne pleure un rien du tout ».

Ce paragraphe pourrait s’appliquer à toutes les victimes des guerres modernes, en Asie ou en Afrique. Mais bien vite l’auteur revient à plus de légèreté et conclut son énorme roman (plus de 500 pages) par une pirouette :

« Tes sourcils et ton nez, Ganapathi, se tordent en un point d’interrogation éléphantesque. Etes-vous arrivé, sembles-tu demander, à la fin de votre histoire ? Comme tu as peu de mémoire ! Pas plus tard que l’autre jour, je te disais que les histoires ne finissent jamais, elles se continuent simplement ailleurs. Dans les montagnes et dans les plaines, dans les cœurs et les foyers de l’Inde.

Mais mon dernier rêve, Ganapathi, me laisse avec un problème beaucoup plus grave. S’il possède une signification, une signification quelconque, c’est que j’ai raconté jusqu’ici mon histoire d’un point de vue complètement erroné. J’y ai réfléchi, Ganapathi, et je me rends compte que je n’ai pas le choix. Il me faut la raconter de nouveau.

Je vois la consternation se peindre sur ton visage. Je suis navré, Ganapathi. J’en toucherai un mot demain à mon ami Brahm. Entre-temps, reprenons au commencement.

Ils me disent que l’Inde est un pays sous-développé… »

Sashi Tharoor, fin connaisseur de la littérature et de l’histoire de son pays, nous livre avec cette histoire chantournée et mythique, un récit d’une richesse et d’une verve exceptionnelles.

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De l’équarrissage considéré comme un des beaux-arts dans le monde de l’édition française

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Le mot équarrissage ne vous évoque sans doute que des pratiques barbares mises en lumière par de récents scandales concernant notre alimentation : vous avez découvert que la viande était considérée comme un minerai, que toutes les parties des animaux étaient utilisées, mixées, broyées de façon à nous donner une nourriture indéterminée. Vous savez tout cela, mais le rapport avec l’édition, non, vraiment, vous ne voyez pas.

Je vais tenter de vous éclairer. Commençons par la définition du Petit Larousse édition 1994 (mes droits d’auteur se font attendre, le renouvellement du dictionnaire itou) :

Équarrir :

1. dresser une pierre, une pièce de bois de façon à lui donner une forme se rapprochant d’un parallélépipède à section carrée ou rectangulaire.

2. augmenter les dimensions d’un trou.

3. dépecer (un animal) pour en tirer la peau, les os, les graisses, etc.

 

Vous remarquerez que la première définition part d’un morceau de bois que l’on va raboter de façon à lui donner une apparence qui ressemble à ce bel objet rectangulaire qui peuple nos bibliothèques. La masse informe que l’on va façonner pour en faire un livre, correspond à un certain nombre de feuillets format A4 que l’auteur, pétri de naïveté et d’espoir a envoyé par la poste aux maisons d’édition.

Dans le cas précis, 400 feuillets s’entassaient dans la fourre, relatant la vie extraordinairement dense de Louis Favre, héros méconnu de la Résistance. Trois ans de travail, des documents de première main et des découvertes dans les archives du Bureau de la Résistance. J’affronte le regard de la postière de mon village un lundi après-midi.

Le vendredi matin, coup de fil d’une directrice de collection d’un des « trois grands » :

— Il est super, votre type, et vous avez des documents sensass… mais vous parlez de son enfance et de sa famille, on s’en fout ! Votre texte fait 400 pages, vous allez m’en faire 90.

— …

— Et puis vous avez mis des dialogues, quelle horreur ! Vous allez m’enlever tout ça !

Silence au bout du fil. La dame s’impatiente :

— Vous voulez être publiée chez nous, oui ou non ?

Que celui ou celle qui ne se serait pas prostitué(e) pour avoir son nom sur une couverture prestigieuse me lapide. Je me suis mise au travail. Avec fébrilité. Avec perplexité. Supprimer son enfance et sa famille, le père mort à la guerre, le rêve d’héroïsme ? Faire sortir du chapeau un résistant frais et fringuant sans passé qui se sacrifie sans qu’on sache pourquoi ? J’écarte cette pensée importune et commence à enlever.

Au début ce n’est pas difficile, je resserre, recentre, enlève la rencontre et l’amitié avec le frère de Louis, les vieux missionnaires si drôles, les chausse-trappes des gardiens du temple, etc. Le livre gagne en densité. D’accord, il perd en émotion, mais l’émotion, le lecteur n’en veut pas tout de suite, il faudra attendre les interrogatoires de la Gestapo, c’est ça, le lecteur n’a qu’à attendre.

A mi-parcours je demande l’avis de mes re-lecteurs familiaux. J’ai déjà supprimé une centaine de pages, qu’en pensent-ils ? Un silence gêné s’installe avant qu’un courageux se lance :

— Bien sûr, c’est plus dense… Mais toute l’émotion du début, les raisons qui t’ont lancée dans ce travail, l’enfance de Louis, il n’y a plus rien.

— C’est plus intense, mais…toute l’originalité du livre a disparu.

Les coups de fil indignés des amis :

— Tu n’as pas honte ? Tu te renies, pire, tu renies ton travail, la personnalité que tu as mise en lumière, tes découvertes, mais comment tu peux faire ça, comment ?

Comment ? En créant des trous dans la logique du personnage, en supprimant des archives, ce qui nous renvoie à la définition numéro 2 du Petit Larousse. Le trou est si grand que ce qui reste autour est fragile, mais la question n’est pas comment, c’est pourquoi, et la réponse est évidente, parce que je veux être publiée chez un grand éditeur !

J’use et abuse du style indirect libre pour garder sournoisement mes dialogues. Trop long. Je raccourcis les tortures. Les remets. Les enlève. Et la description de la prison ? Encore trop long. Impossible d’arriver au chiffre demandé.

Je ne reconnais plus ni mon livre, ni cet homme extraordinaire, cet homme qui a refusé de s’évader pour que d’autres ne le paient pas de leur vie, cet homme dont j’ai lu la lettre si bouleversante, si humaine, je ne le reconnais plus.

Mes re-lecteurs intimes s’étranglent, éructent et finissent par se taire.

Je veux être publiée chez un grand, je veux être publiée chez un grand…

Pause en librairie, pour me motiver, bientôt à moi les têtes de gondole ! Tiens, tiens, c’est fou comme les livres ont rétréci depuis « Indignez-vous », et la longue liste d’impératifs qui ont suivi : du très court, comme si le temps destiné à la lecture s’était fragmenté. C’est sûr, avec si peu de pages pas le temps de s’ennuyer, sans compter qu’on augmente rapidement le nombre de livres qu’on a lus. Le nombre de parallélépipèdes quasiment plats (ce qui les fait ressembler à une liseuse électronique) m’impressionne. Je compte le nombre de pages : quatre-vingt-dix…

Je louche du côté des locomotives, elles n’ont pas l’air d’être touchées par la crise du papier, alors ?

J’arrive à 130 pages après avoir correspondu exactement à la définition numéro trois du Petit Larousse et j’envoie les feuillets du reniement au comité de direction.

 

Qui le refuse : trop journalistique, m’explique la directrice de collection…

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Le sexe des arbres 7

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On ne voit que le bas de son corps, ses deux jambes nerveuses qui se reposent un instant sur le mur, sur la trouée du mur de pierre suffisante pour l’envahissement. Le reste tient encore debout mais la barrière est détruite.

L’un des membres, tendu à la verticale, se termine par une sorte de sabot de faune. L’autre étonne. Sa cuisse épouse le sommet de la béance, bien à plat, en position de repos, pendant que la jambe, pliée à angle droit, pied à l’extérieur semble esquisser un pas de danse, comme une des nombreuses apsaras du temple. Mais ici, nulle danseuse, doigts en éventail, yeux mi-clos et sourire énigmatique.

Une force brutale dont la puissance de la structure, tout en tendons, sexe énorme à côté d’une béance menaçante, enjambe le mur.

En arrière-plan, une dentelle de feuilles calée sur des troncs clairs élancés. Mais on ne voit que les membres recouverts de peau malsaine en train de franchir le mur de pierres ocres, la menace.

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Déluge de générosité chez Henry Bauchau

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Que dire devant une telle démonstration de vitalité, de fraîcheur et de créativité chez un vieux monsieur de 97 ans ?

Le psychanalyste, peintre et romancier Henry Bauchau nous a livré avec Déluge tout autre chose qu’un testament : une leçon d’espoir.

Le roman nous parle de création et d’individus cabossés, d’amour et d’amitié.

Le peintre Florian, personnalité borderline et fragile, possède une nette tendance à brûler ses tableaux. Il rencontre Florence, une jeune femme atteinte d’un cancer qui se pense condamnée et un docker qui a fait de la prison, le jeune Simon. Le professeur Hellé règne au-dessus de ce petit monde en figure tutélaire : elle protège Florian depuis des années, elle passe le flambeau à Florence.

Florence et Simon vont aider Florian à accomplir le Déluge, une immense toile où l’arche de Noé prend des allures singulièrement contemporaine : ville grouillante, métal noir, horizons barrés par un futur apocalyptique. Les deux jeunes gens travaillent sur la toile, participent à la fois à la rédemption du peintre à bout de course et à la leur. Les deux jeunes gens vont nouer une histoire d’amour, cadeau du peintre qui ne peut dire son déchirement autrement qu’en peignant une Eve sensuelle et contradictoire.

Ce roman décrit une œuvre en train de se créer, une œuvre où chaque portion du tableau est une victoire pour l’un ou l’autre des protagonistes, une œuvre fascinante sur le processus de création, ses difficultés, ses déchirements, ses petites victoires et ses découvertes. Un tableau doit donner à entendre autant qu’à voir, dit Florian. Un tableau doit être inscrit dans un processus de vie, et celui-ci inclut la mort, la maladie, le désespoir.

On suit la progression du tableau comme si on se trouvait sur les échafaudages, amateur de peinture ou non une tension nous envahit, ce monde qui progresse et qui va être noyé c’est le nôtre, c’est notre vie qui avance et que rien ne pourra protéger de l’ensevelissement final.

« Voilà que soudain je suis tombée dans mon corps comme on dégringole dans un trou, qu’on tombe à la renverse dans une passion déchirante ou un très grand amour. Ma pensée est seule à me soutenir encore. Le présent file, file et l’avenir n’existe presque plus. C’est ça la vérité, je dois bien le reconnaître. »

La fin du roman ne se trouve pas sous le signe de la mort, même si Hellé et Florian vont mourir. Un adolescent continuera l’œuvre, mais sous une forme musicale, cette fois, comme si l’art sous toutes ses formes était la seule réponse possible à la mort.

« Une petite lumière règne dans l’arche. Elle permet de vivre mais on ne sait pas d’où elle vient. Chacun a ralenti son rythme de vie pour le déluge, sauf Florian, Simon et moi. Tous dorment, à ce moment. L’esprit de Noé, au milieu des nuées et, dans l’étendue infinie de la mer, attend le retour du Seigneur. Il s’assied dans un coin, il n’écoute plus ce qui se passe au-dehors. La mer porte l’arche. L’arche contient Noé, son clan et les animaux de la terre. Et Noé, que contient-il ? C’est cela qui interroge Noé et qu’il écoute. Il entend peut-être une voix qui lui dit : Tout n’est pas en dehors mais en toi. »

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Les larmes des souriceaux : arme contre les abus sexuels ?

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Les larmes des souriceaux de moins d’un mois contiennent une phéromone inhibant le comportement sexuel des adultes à leur encontre.

Les chercheurs de l’université de Harvard qui ont fait cette découverte cherchent sans doute comment extrapoler cette découverte chez l’homme. Déjà une étude a montré l’efficacité de cette phéromone dans les larmes de femmes…

On utilise des diffuseurs de phéromones pour calmer l’anxiété des chats par exemple, à quand les diffuseurs de phéromones pour protéger les enfants contre les abus sexuels ? à quand la bombe aux phéromones pour calmer les pulsions des violeurs ? à quand l’imprégnation des vêtements par une phéromone protectrice ?

En attendant, seuls les souriceaux sont protégés par leurs larmes, les prédateurs humains ne se laissent pas attendrir par celles de leurs victimes, on dirait plutôt que cela fait partie de leurs rituels.

A méditer sur la supériorité de l’espèce humaine.

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