Les mots de la nostalgie

Shares

Comme le jour est gris ! Nous avançons masqués, angoissés à l’idée que peut-être nous ne retrouverons jamais notre vie d’avant. Alors la nostalgie nous saisit. Mais quelle nostalgie ? Les différentes langues expriment des notions parfois intraduisibles de ce concept, comme le mot gallois « hiraeth » qui parle de la nostalgie d’un pays que nous ne pouvons pas connaître ou qui n’existe plus.

Nous éprouvons le besoin de nous réfugier dans le pays des jours heureux, celui qui surgit de notre enfance et nous échappe, celui qui nous vient des descriptions de nos parents exilés ou d’une lecture transformée en éblouissement, ce pays où l’on n’arrive jamais, plein de mystère et d’enfance, comme dans le beau roman d’André Dhôtel. Hiraeth. Expulsez très fort votre souffle au moment du i avant d’enchaîner avec un r rocailleux suivi d’un a qui ouvre votre bouche, et termine le mot avec un è suivi de ce th qui ressemble presque à un v. Un mot empreint de rugosité et de douceur, une notion poignante et intraduisible, comme si les déchirements de la côte et de l’histoire, l’omniprésence de la mer et une certaine mélancolie fondamentale qui se noie dans les pubs permettaient d’affiner toutes les nuances de la nostalgie.

Nous sommes tous, un jour où l’autre, des déracinés de la vie, semble nous dire hiraeth. Continuer la lecture

Shares

Couleurs de l’incendie, recette éprouvée

Shares

Un roman est un objet de désir autant qu’une réponse dans la vie de son lecteur : de quoi celui-ci a-t-il besoin au moment précis où il s’empare de l’objet livre ? D’un texte court pour une attente circonscrite ? D’un épais roman distrayant ? De littérature « feel good » ? D’un texte exigeant ? D’un roman policier ? Vous, ami lecteur, de quoi avez-vous besoin en empoignant ce pavé de plus de cinq cents pages ?

Couleurs de l'incendieSi vous recherchez de la distraction, Couleurs de l’incendie, la suite de Au revoir là-haut, le grand succès du prix Goncourt de l’année 2013, répondra parfaitement à votre attente, si vous ne l’avez déjà dévoré. Continuer la lecture

Couleurs de l’incendie
Pierre Lemaitre
Albin Michel, janvier 2018, 544 p., 22,90€
ISBN : 9782226392121

Shares

Femmes entretenues baudelairiennes et vaudoises

Shares

Confinement ou pas, et quand ? Je vous conseille un magnifique antidote, chers amis lecteurs, une émission interactive créée à l’initiative de Frédérique Deghelt durant le premier confinement, quand les auteurs étaient désespérés parce que leur livre venait de paraître et qu’ils n’avaient aucune possibilité de faire leur promotion, et que les libraires étaient dans le même état parce que leur librairie était fermée. Une idée magnifique : pénétrer dans le bureau (une fois ce fut même dans la cuisine) ou la bibliothèque d’un auteur, et l’écouter parler des sources de son roman, de sa gestation, de sa façon d’écrire. Une vraie conversation, un immense plaisir.

Plusieurs soirs par semaine donc, à dix-neuf heures précises, je me trouve devant mon ordinateur. J’ai rendez-vous avec l’écrivain(e) invité(e) par l’écrivaine Frédérique Deghelt et la libraire Nathalie Couderc.

L’émission Un endroit où aller est un véritable régal pour les lecteurs qui ne se contentent pas des têtes de gondole à bandeau rouge. L’auteur reçoit les lecteurs chez lui, et le libraire dans sa librairie, la conversation dure presque une heure pendant laquelle les spectateurs peuvent poser des questions auxquelles l’auteur répondra. Une belle émission interactive, très professionnelle, et dont le succès augmente au fur et à mesure des semaines. Continuer la lecture

Shares

L’anomalie : concentré d’intelligence, d’humour et d’inquiétude

Shares

Jamais au grand jamais je ne me précipite sur le prix Goncourt, cette anomalie aurait dû m’inquiéter. Pourtant il me fut impossible de ne pas faire comme 800 000 personnes avant moi, j’ai dérogé à ma règle. Un livre d’Hervé Le Tellier, un mathématicien qui baigne dans le bain de l’Oulipo depuis tant d’années, impossible de résister.

Ce moment de honte devant la pression médiatique n’a pas résisté au premier chapitre consacré à Blake, le tueur à gages qui nous conte ses débuts professionnels avant ce qui va devenir son ordinaire.

Blake parle de cible, de logistique, de délai de livraison, et ces précautions achèvent de le rassurer. Ils tombent d’accord, Blake réclame la moitié d’avance : c’est déjà quatre zéros. Lorsque l’homme lui précise qu’il veut que ça ressemble à une « cause naturelle », Blake double la somme et exige un mois. Convaincu désormais d’avoir affaire à un professionnel, le type accepte toutes les conditions.

Après le tueur à gages, l’écrivain obscur, Victor Miesel :

À quarante-trois ans, dont quinze passés dans l’écriture, le petit monde de la littérature lui paraît un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies – espèce en voie de disparition à laquelle Miesel n’estime pas appartenir.

À qui donc pense l’auteur ? D’autant plus que Victor va écrire L’Anomalie avant de se suicider. Continuer la lecture

L’anomalie
Hervé Le Tellier
Gallimard, août 2020, 336 p., 20 €
ISBN : 978-2-07-289509-8

Shares

Le lambeau de Philippe Lançon : horreur et fascination

Shares

Ce 7 janvier 2015, sur son vélo, le journaliste Philippe Lançon hésite entre deux options : se rendre d’abord à Libération ou à Charlie Hebdo ? Sa décision, qui doit tout au hasard, va le plonger dans l’inimaginable.

Lorsqu’on ne s’y attend pas, combien de temps faut-il pour sentir que la mort arrive ? Ce n’est pas seulement l’imagination qui est dépassée par l’événement ; ce sont les sensations elles-mêmes. […] Je croyais encore que ce qui avait lieu était une farce, tout en devinant déjà que ce n’en était pas une, mais sans savoir ce que c’était. Comme un papier calque mal replacé sur le dessin qu’on y a copié, les lignes de la vie ordinaire, de ce qui dans une vie ordinaire dessinerait une farce ou, puisque c’était l’endroit, une caricature, ces lignes ne correspondaient plus à celles, inconnues, qui venaient de les remplacer. Nous étions soudain de petits personnages prisonniers à l’intérieur du dessin. Mais qui dessinait ? (p.74-75)

Ensuite ce sera l’horreur. Les cadavres. Leurs membres qui s’emmêlent. Et lui, la partie inférieure de la mâchoire en bouillie, je suis devenu un monstre pense-t-il.

Mais un monstre vivant à qui on va essayer de rendre visage humain à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, dans le service de chirurgie maxillo-faciale qui n’a pas l’habitude des blessures de guerre mais plutôt des bagarres qui ont mal tourné ou des suicides ratés. Une grosse douzaine d’opérations lourdes, sans compter toutes les autres, quand tel ou tel détail ne marche pas, que ce soit une greffe ratée ou autre. Ensuite des allers-retours entre la Pitié et les Invalides. Au début il ne peut communiquer que par une tablette, ne peut pas se nourrir, étouffe souvent sous l’énorme pansement.

Je vais vous épargner ici toutes les horreurs qui ont formé son quotidien pendant plus de deux ans et que Philippe Lançon, l’écrivain, ne nous épargne pas. Il a écrit son témoignage en presque huit mois, ce qui est très court, compte tenu de la longueur et de la densité de l’ouvrage. Continuer la lecture

Le lambeau
Philippe Lançon
Gallimard, avril 2018, 512 p., 21€
ISBN : 9782072689079

Shares